« Afghanes », un documentaire pour donner la parole aux femmes « effacées » par le régime taliban

FILM - « On dirait que la nuit ne finit jamais, pour les femmes d’Afghanistan. » Le documentaire « Afghanes », diffusé ce dimanche 12 mars sur France 5, est bouleversant. À travers les mots de quatre générations de femmes, dans les villes et les campagnes, la réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti raconte ce que signifie être une femme là-bas aujourd’hui. Depuis la prise de pouvoir des Talibans en août 2021, les restrictions et les interdits se multiplient contre les Afghanes, dans un pays qui s’enfonce de jour en jour davantage dans la crise économique.

Ce film, c’est l’histoire de Jamail, forcée à vendre trois de ses filles, dont la dernière a 2 ans, pour que sa famille puisse survivre. Celle de Suraya, dont la santé mentale est en péril depuis qu’elle ne peut plus travailler et doit rester cloîtrée chez elle avec sa mère et ses sœurs, dans la peur d’être mariée de force à un ancien combattant taliban. Celle de la petite Wawrina, qui s’apprête à quitter le pays avec sa famille. Celle de Sparkhai, qui tient malgré les dangers l’une des 10 000 écoles clandestines pour adolescentes qui existent dans le pays. Ou celle d’Arezo, cheffe d’entreprise prête à mourir pour continuer son activité.

Après la fin du tournage de ce documentaire, en novembre 2022, le visa de travail de Solène Chalvon-Fioriti n’a pas été renouvelé. Entretien avec la réalisatrice qui a été correspondante en Afghanistan pendant plus de dix ans.

Comment faire pour continuer à travailler là-bas ? Sentez-vous que le pays se referme et s’isole de plus en plus ?

Solène Chalvon-Fioriti. C’est très difficile de travailler avec les Talibans, qui se sont durcis ces derniers mois. Ce qu’il était possible de faire il y a un an, filmer dans la rue, c’est devenu très compliqué. Jusqu’à la fin de mon film, j’avais les autorisations nécessaires. Les femmes que j’ai filmées, je les connaissais pour la plupart depuis très longtemps. Le pays est de plus en plus répressif et la pauvreté est effarante.

Durant le tournage, on était la plupart du temps en intérieur, on choisissait des environnements sans hommes. Des familles sans homme, des endroits sans présence masculine. On a changé les prénoms, on ne donne aucune indication sur les lieux. Sur les écoles clandestines, les talibans ne les ferment pour l’instant pas en masse, donc on a laissé cette séquence. Bien sûr, le film ne sera pas diffusé en Afghanistan, au Pakistan ou au Qatar. On a pris des précautions.

Comment avez-vous choisi ces différentes femmes qui témoignent toutes à visage découvert ? L’une d’entre elles traite par exemple les Talibans de « cafards »

Arezo [une cheffe d’entreprise qui n’a pas fermé son activité] dit qu’elle est prête à prendre une balle sur sa chaise, et elle le pense. Je ne voulais pas des femmes trop à risque : pas de femmes juges, policières, pas de féministes, de femmes politiques de l’ancienne République ou de femmes qui ont participé à des manifestations. Car sinon j’aurais dû voiler les visages et je ne le souhaitais pas.

Je voulais un film avec le moins de distance possible, où l’on n’entende que des femmes. J’ai gardé une interview d’un juge taliban, car on ne comprend pas la séquence sans lui, mais je ne voulais pas d’hommes. Car les hommes, c’est l’extérieur – et qu’ils y restent. En Afghanistan, on a toujours ce problème, ils soufflent les réponses, les questions. Et comme les femmes ne sont pas habituées nécessairement à parler à des étrangers, elles peuvent être très timides, et ça pouvait vraiment poser problème.

Dans votre film, vous tenez à montrer que « l’effacement du féminin » en Afghanistan ne date pas que de la prise de pouvoir des Talibans.

Oui, même si ce qui se passe actuellement en la matière est sans commune mesure. Interdire aux femmes de travailler dans les ONG, c’est leur interdire d’obtenir de l’aide d’urgence, donc de manger. Interdire aux femmes d’aller dans les bains publics, c’est interdire à celles qui n’ont pas l’eau courante de se laver. C’est au-delà de tout ce que l’on peut imaginer.

Mais il y a plein de régions en Afghanistan où, avant que les Talibans ne reviennent au pouvoir, c’était une mentalité talibane sans l’être. Le sud du pays, par exemple, c’est une mentalité extrêmement conservatrice, très empreinte de codes coutumiers et tribaux, qui supplantent de très loin la charia, à différents égards.

Ensuite, le fait que les Afghanes aient toujours été cantonnées à la propagande politique par des envahisseurs ou des libérateurs, selon le point de vue, c’est un état de fait. Soit c’est le modèle soviétique et le communisme, soit une idée occidentalisée de la démocratie telle qu’elle est pratiquée chez nous… Toute cette novlangue, qu’on voyait partout à Kaboul, comme « gender empowerment », « feminism », « gender equality »… on voit bien que cela n’a pas du tout marché en Afghanistan. Les Afghanes ont une identité à elles, qui ne ressemble à aucune autre.

Qu’est-ce qui lie les femmes que vous avez rencontrées ?

Ce qui lie toutes les femmes de mon film, malgré des parcours qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, c’est une notion de l’honneur, qui est un gros mot chez nous mais pas du tout en Afghanistan. Un rapport à l’honneur, à la respectabilité. Il a aussi un attachement à la terre, à la tradition et la foi qui font que mal nous en a pris – nous Occidentaux – d’essayer de transformer ces identités.

Ces femmes ont été instrumentalisées et n’ont pas pu se défendre lors des processus de paix qui ont conduit au retour des Talibans. Elles ne peuvent pas se défendre aujourd’hui, ne sont pas outillées pour et, pour certaines – notamment les anciennes fonctionnaires –, encourent de très graves dangers.

Est-ce que la guerre a renforcé les violences contre les femmes ?

Oui. La violence est multiforme, en Afghanistan. Et la première de toutes les violences, c’est la guerre. C’est la guerre qui façonne les mentalités, qui s’immisce partout, qui fait qu’envoyer sa fille à l’école ne va pas de soi, parce que l’extérieur c’est la violence. Et c’est la guerre qui isole les gens et exacerbe cette volonté de destruction du féminin.

C’est ce que l’on voit très bien dans la scène de la lapidation, dont je n’ai gardé que le son, car ce qui est important, c’est ce qu’ils disent : « Il faut la détruire », « détruisez son âme ». On est dans la destruction du féminin, et pas uniquement dans cette scène-là. La femme, c’est la possession symbolique quand tout a été perdu. Et ces gens ne font que perdre depuis 40 ans.

Nasrine, l’une des femmes de votre film, considère que l’arrivée des Talibans a permis de sécuriser le pays. Est-ce le cas ?

Dans les campagnes, les provinces, c’est vrai que c’est beaucoup plus tranquille, hormis quelques poches de combattants dans le Nord. Mais ce n’est pas sûr que cela dure. Daesh est quand même très présent en Afghanistan. Dans les villes, ce n’est pas le retour de la sécurité – c’est ce que l’on voit avec l’école attaquée à la fin du film. Il n’y a pas de paix en Afghanistan. C’est une paix violente, c’est une paix d’apartheid et, dans la capitale, il y a des attentats très fréquemment.

La voix de Nasrine est-elle représentative ?

Extrêmement représentative. Mais Nasrine, même si elle aime porter la burka et s’en fout que les Talibans soient au pouvoir, elle est pour l’éducation des filles, elle a envie qu’il y ait une école de filles dans son village. Tout n’est pas monolithique. Elle montre quelque chose que les gens ne peuvent pas entendre : que des femmes se font du mal.

Dans votre film, une place importante est donnée à la parole des enfants, et des petites filles en particulier.

Les filles n’ont pas le droit de sortir : elles ne sont pas seulement privées d’apprendre, elles sont aussi privées de leurs amis. Donner la parole aux enfants, c’était très important pour moi. Parce que les enfants afghans ont grandi dans un cycle de violence terrifiant, un rythme d’attaques et d’attentats permanents. Mais ils n’avaient jamais connu ou vu l’ombre d’un taliban, n’ont peut-être jamais entendu ce mot, parce qu’ils ont été protégés par leurs parents.

Et tout à coup [avec le retour des Talibans en août 2021], ils se retrouvent avec ces types qui ne ressemblent pas aux Afghans, qui ont les cheveux longs, qui ne parlent pas la même langue qu’eux, qui ont été perçus comme terrifiants, en arrivant, qui sont armés… D’un coup, les militaires et les uniformes ont disparu. Il faut imaginer ce que c’est pour des enfants, surtout ceux des villes.

Et j’avais envie d’avoir la parole de l’enfant, parce que ça me permet d’ajouter la quatrième génération. Et de montrer cette filiation matrilinéaire qui se transmet, les espoirs et les terreurs, de mère en fille. On voit qu’elles essayent de s’en protéger et de protéger leurs filles, notamment par la respectabilité, mais en même temps elles sont saisies d’effroi. Les mariages forcés et la vente d’enfants sont en hausse, et c’est vraiment dramatique. Ce sont des pratiques qui avaient été réduites sous la précédente République.

Comment fait-on pour garder un peu d’espoir ?

J’ai de l’espoir. Il y a des choses à faire, mais ce qui est certain, c’est que le changement ne viendra que des Talibans. Personne n’a de prise sur eux, personne n’arrive à les influencer.

Ce qu’il nous reste, c’est être un soutien aux Afghanes, en infléchissant par exemple notre politique migratoire. Il y a des pays européens, comme le Danemark ou la Suède, qui accordent l’asile automatiquement sur la question du genre. La France peut déjà commencer par ça. Parce qu’il y a des milliers d’Afghanes qui souhaitent rester en Afghanistan, mais il y en a aussi des milliers d’autres, en particulier les filles et les femmes des capitales provinciales, qui devraient obtenir l’asile inconditionnel.

Aujourd’hui, elles l’obtiennent, mais c’est un tel parcours du combattant que les débits sont très minces, elles arrivent au compte-goutte. Et c’est évidemment une décision politique française de ne pas faciliter les demandes d’asile des femmes afghanes. De mon point de vue, c’est scandaleux.

Le documentaire « Afghanes » de Solène Chalvon-Fioriti est diffusé ce dimanche 12 mars à 20h55 sur France 5.

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