Affaire Dati-Ghosn : "si on avait voulu avoir plus d'écho, on aurait sorti l'article pendant les municipales"

Gérard Davet et Fabrice Lhomme ont dévoilé, dans Le Monde, les soupçons qui pèsent sur Rachida Dati pour ses liens avec Carlos Ghosn, l'ancien patron de Renault.
Gérard Davet et Fabrice Lhomme ont dévoilé, dans Le Monde, les soupçons qui pèsent sur Rachida Dati pour ses liens avec Carlos Ghosn, l'ancien patron de Renault.

Gérard Davet, grand reporter au Monde, revient pour nous sur l’article sorti dans le quotidien au sujet des soupçons à l’encontre de Rachida Dati pour ses liens avec Carlos Ghosn, l’ancien PDG Renault.

Gérard Davet et Fabrice Lhomme signent une nouvelle enquête, pour le Monde, dans laquelle ils dévoilent que Rachida Dati est soupçonnée de trafic d’influence et de corruption passive pour des activités en lien avec Carlos Ghosn, l’ancien patron de Renault.

Le grand reporter Gérard Davet a répondu à nos questions sur cette nouvelle investigation, réalisée avec son ami de plus de 30 ans, avec qui il a pris l’habitude de travailler.

Pourquoi la justice s’est-elle intéressée à Rachida Dati ?

La justice a enquêté sur Carlos Ghosn, le patron de Renault, et à cette occasion, elle a vérifié s'il y avait eu des dépenses litigieuses, suspectes. Les juges se sont intéressés à une filiale de Renault, qui s’appelle RNBV, qui était, semble-t-il, disponible pour des affaires un peu confidentielles, parfois à la limite de la loi. Ils ont donc audité cette filiale et découvert que des contrats avaient été signés avec des gens comme Rachida Dati ou le criminologue Alain Bauer, pour des montants très importants. On parle de 900 000 sur trois ans pour la maire du VIIe arrondissement de Paris. C’est comme ça que l’histoire est arrivée sur le devant de la scène judiciaire.

Que lui est-il reproché ?

Elle a perçu 900 000 euros entre 2010 et 2012 pour des activités de consulting, dans le but de développer Renault au Moyen-Orient et au Proche-Orient. Sauf que les enquêteurs n'ont pas trouvé la trace d’une activité réelle de consulting de Rachida Dati concernant cet objectif-là. En revanche, ils ont trouvé la trace d’un lobbying de sa part. Or, ce lobbying était interdit, puisqu’elle était à l’époque députée européenne, et qu’il est rigoureusement interdit d’être à la fois député européen et de faire du lobbying pour un organisme privé. Il lui est donc reproché de ne pas avoir rempli la mission qui lui était assignée et d’avoir fait du lobbying alors qu’elle n’aurait pas dû. C’est pour ça que les juges la suspectent notamment de trafic d’influence.

Pourquoi vous êtes-vous penchés sur le sujet ?

Ce n’est pas tant l’affaire Carlos Ghosn en elle-même qui nous intéressait. On a entendu, comme tout le monde, qu’il y avait des sommes d’argent utilisées pour rétribuer des personnalités. A priori, ce n’est pas illégal de payer les gens pour des conseils ou des audits. Ce qui est problématique, c’est s’il y a rétribution sans rien en retour. Donc, on s’est demandé si on pouvait vérifier qu’il y avait vraiment eu un travail effectif opéré par ces personnalités. C’est comme ça qu’on a essayé, avec Fabrice Lhomme, de mettre la main sur des documents, les découvertes des uns et des autres et de la justice en particulier sur le sujet. Ensuite, c’est le travail de journalisme d’investigation classique, qui est de contacter à peu près tout le monde dans un dossier et de trouver des sources.

L’avocat de Rachida Dati a nié en bloc et vous n’avez pas eu de réponse de Carlos Ghosn. Qu’est-ce qui est le plus frustrant ?

Le plus frustrant, c’est Carlos Ghosn. Parce que, selon toutes les sources qu’on a contactées - dont certaines ne sont pas mentionnées dans l’article - tout revient à dire que cette collaboration avec Rachida Dati, c’était quand même une décision totalement présidentielle. La preuve, c’est que le contrat a été signé entre deux personnes, Rachida Dati et Carlos Ghosn, avec une mention de confidentialité absolue. Il est même précisé qu’elle ne s’en rapportera qu’au PDG du groupe et à lui seul. Donc c’est ça, le plus frustrant. C’est que Carlos Ghosn ne veuille pas nous le confirmer, ni nous dire quoi que ce soit. Son avocat est très elliptique, il est prudent parce qu’il sait très bien qu’il ne faut pas donner de réponses avant que la justice ne pose ces questions-là.

Quant à Rachida Dati, on a laissé longuement la parole à son avocat, pour qu’il puisse s’exprimer et dire ce qu’il en pensait. Il nie tout en bloc. L’affaire est complexe pour les avocats, parce qu’ils n’ont pas encore eu accès à tous les documents auxquels nous avons eu accès. Donc c’est vrai que nous, on avance avec des éléments beaucoup plus irréfutables qu’eux, qui doivent se baser uniquement sur ce que leur disent leurs clients.

Combien de temps s’est-il écoulé entre le début de vos recherches et la sortie de l'article ?

On a commencé à travailler sérieusement sur ce dossier juste après le confinement, en mai-juin. Ce n’est pas une enquête qui nous a pris 10 ans.

Pourquoi avoir publié cet article maintenant ?

Ce n’est pas une question d'opportunité. Soyons clairs, si on avait voulu avoir le maximum d’écho possible avec cette affaire, on aurait publié l’article pendant les élections municipales. Mais on ne l’a pas fait. Ce n’est pas parce qu’on ne voulait pas interférer dans le calendrier électoral, mais c’est surtout parce que notre règle, avec Fabrice Lhomme, c’est qu’on publie quand on estime qu’on a des éléments factuels suffisants et peu importe la date. Là, on estimait que c'était probant, qu’on avait respecté le contradictoire, que les éléments dont on disposait étaient irréfutables, donc qu’on pouvait publier.

Est-ce que vous vous lancez parfois dans des enquêtes qui n’aboutissent pas ?

Il arrive assez régulièrement qu’on se lance dans des enquêtes qui ne débouchent sur aucun résultat concret, parce qu’il nous manque LA pièce qui viendrait affermir l’ensemble ou alors parce qu’on s’est trompé d’angle. Pour le livre Apocalypse, consacré aux affaires de la droite - et notamment à François Fillon - on avait mis la main sur des éléments extrêmement intéressants de corruption concernant la droite française. Mais on n’a pas pu écrire dessus, parce qu’on n’avait que deux sources et il nous en manquait une troisième pour corroborer l’ensemble. C’était donc, à notre sens, trop risqué.

Pourquoi travaillez-vous toujours à deux ?

On est les deux meilleurs amis du monde depuis 30 ans, on se connaît par coeur. On va très souvent aux rendez-vous ensemble, parce qu’on estime - et on l’a vérifié maintes fois - que c’est beaucoup plus simple de réaliser les interviews à deux. Si vous oubliez de poser une question, l’autre l’aura toujours en tête ou pensera à aller plus loin. On a expérimenté ça, par exemple, lors de notre travail de longue haleine sur François Hollande, pour le livre “Un président ne devrait pas dire ça...”. On était tout le temps à deux, ce qui nous a permis d’obtenir des choses qu’on n’aurait jamais eues seuls.

Si on travaille toujours à deux, c’est aussi parce que c’est un métier dans lequel on prend des coups, on est souvent égratignés, et c’est bien de pouvoir compter sur l’autre pour se soutenir. Et puis, il y a aussi le fait que l’un tempère l’autre, ce qui permet quand même d’éviter des bêtises.

Est-ce que vos enquêtes vous valent des menaces ?

Avec Fabrice, on a une liberté totale d’action au Monde, ça c’est génial. Par rapport à notre travail, on a eu des menaces, on a été sous protection policière, on a été cambriolés, on a été suivis, on a été mis sur écoute… on a des procès constamment, on est souvent au tribunal pour se défendre. Ce n’est pas agréable, mais il faut l’accepter, on ne va pas se plaindre. On dérange des gens, ils se débrouillent comme ils peuvent pour nous déranger ensuite !

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