20 ans des attentats de Madrid : comment les attaques du 11 mars 2004 ont engendré un immense mensonge d’État

Les corps des victimes évacués après une série d’explosions qui ont ravagé quatre trains de banlieue, à Madrid en Espagne, le 11 mars 2004.
CHRISTOPHE SIMON / AFP Les corps des victimes évacués après une série d’explosions qui ont ravagé quatre trains de banlieue, à Madrid en Espagne, le 11 mars 2004.

ESPAGNE - Le 11 mars 2004 au matin, l’Espagne bascule dans l’horreur avec l’explosion de dix bombes dans quatre trains de banlieue à Madrid. Ces attentats terroristes, les plus meurtriers en Europe à ce jour, font 192 morts et près de 2 000 blessés. Le choc est immense et, dans ce contexte, José María Aznar, Premier ministre l’époque, façonne ce qui deviendra l’un des plus grands mensonges d’État en Espagne.

Très rapidement après les explosions, tous les regards se tournent inévitablement vers le groupe séparatiste basque ETA, auteur de nombreux attentats à la bombe meurtriers depuis les années 1970. « J’ai honte que des citoyens basques aient pu commettre cet attentat », commente dans la foulée Juan José Ibarretxe, chef du gouvernement basque, lors d’appels téléphoniques à José María Aznar et au maire de Madrid, Alberto Ruiz-Gallardón, rapporte El Pais.

Sans aucune preuve tangible, Aznar commence alors à accuser publiquement ETA dans les heures qui suivent les explosions. Le chef de gouvernement conservateur qualifie d’« intoxication » la piste islamiste avancée par plusieurs spécialistes.

Des élections législatives trois jours plus tard

Parmi eux, le juge Baltasar Garzón. Lors d’un appel téléphonique avec le maire de Madrid retranscrit par El Pais, il répond à celui qui estime lui aussi qu’ETA est derrière les attentats : « Je ne pense pas que ce soit ETA. On dirait un attentat jihadiste, du terrorisme islamiste… (...) Pour l’instant, ce n’est que du flair (...). Il n’y a pas de cible militaire, ni de juge, d’homme politique, de journaliste… C’est un meurtre de masse, aveugle… Je ne sais pas, on verra. »

Dès la journée du 11 mars, alors que le pays est sonné, l’hypothèse ETA est fragilisée. Trop d’indices la mettent à mal : le type d’explosif, qu’ETA n’avait pas utilisé depuis 25 ans ; la conférence de presse du chef de Batasuna, un parti politique indépendantiste basque d’extrême gauche, au cours de laquelle il nie catégoriquement l’implication d’ETA ; surtout, les enquêteurs découvrent dans la soirée sept détonateurs et un enregistrement de versets du Coran dans une camionnette volée à Alcalá de Henares, une commune à 30 km au nord-est de Madrid. Le véhicule n’est pas chargé d’explosifs, comme l’organisation terroriste basque avait l’habitude de le faire pour effacer toutes traces.

De son côté, José María Aznar a commencé à construire son mensonge dès la fin de matinée du 11 mars, appelant un à un les grands médias espagnols pour essaimer sa version des faits. Le rédacteur en chef d’El Pais de l’époque, Jesús Ceberio, raconte le coup de fil du Premier ministre. Ce dernier est allé droit au but, lui affirmant qu’il était absolument certain que l’attentat était l’œuvre d’ETA. Et José Maria Aznar d’ajouter : « Ils ont essayé à plusieurs reprises et malheureusement, cette fois-ci, ils ont réussi. »

Alors que l’Espagne est en pleine campagne électorale, avec des élections législatives prévues trois jours plus tard, Aznar voit un intérêt majeur à accuser ETA. S’il s’agit d’attentats terroristes islamistes, les électeurs risqueraient de punir son parti – le Parti populaire (droite) – dans les urnes pour son soutien à l’invasion de l’Irak par les troupes américaines malgré l’opposition d’une majorité des Espagnols.

« Je pense qu’à ce moment-là, le Parti populaire avait déjà établi une sorte de syllogisme : si c’est ETA, cela nuit à la gauche ; si c’est le terrorisme islamiste, cela nuit au gouvernement », commente aujourd’hui dans El Pais José Luis Rodríguez Zapatero, candidat du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) qui deviendra Premier ministre trois jours plus tard.

José María Aznar et son épouse Ana Botella, ici votant lors des élections législatives, à Madrid, le 14 mars 2004.
LLUIS GENE / AFP José María Aznar et son épouse Ana Botella, ici votant lors des élections législatives, à Madrid, le 14 mars 2004.

12 millions de personnes dans les rues

Deux jours avant le vote, au lendemain des attentats, des manifestations monstres rassemblent près de 12 millions de personnes dans tout le pays (sur une population de 43 millions d’habitants), pendant lesquelles des slogans s’élèvent pour mettre en doute la version de l’exécutif.

Le samedi 13 mars, veille du scrutin, un nouvel élément d’enquête va définitivement faire basculer l’opinion : une cassette vidéo découverte près de la mosquée de Madrid où sont revendiqués les attentats au nom « d’Al-Qaida en Europe », en « réponse » à la participation de l’Espagne à la guerre en Irak.

Des dizaines de miliers de manifestants devant la gare d’Atocha, à Madrid, au lendemain des attentats terroristes, le 12 mars 2004.
- / AFP Des dizaines de miliers de manifestants devant la gare d’Atocha, à Madrid, au lendemain des attentats terroristes, le 12 mars 2004.

Pendant des années, les responsables de la droite espagnole continueront à contester la nature islamiste des attentats, alimentant les théories du complot. José María Aznar ne s’est jamais rétracté, bien au contraire. « Le gouvernement de l’époque, au moment des attentats, vous pouvez l’accuser de ce que vous voulez, sauf d’une chose, c’est de ne pas dire la vérité (...). Et ceux qui ont accusé le gouvernement de ne pas dire la vérité ont commis une profonde injustice », affirmait-il encore en 2021 lors d’une interview télévisée sur la chaîne La Sexta.

Vingt ans après, Javier Gómez Bermúdez, le juge qui a instruit le procès des attentats en 2007, à l’issue duquel 29 accusés sur 37 ont été condamnés, résume l’attitude des membres du gouvernement Aznar auprès d’El Pais : « Ils ont menti consciemment. Aucune de ces théories du complot n’avait de base solide. Ils ont pris une information, l’ont décontextualisée, ont occulté toute autre donnée qui la contredisait et en ont tiré une conclusion. Certaines ont pu avoir l’apparence de la vérité, mais c’étaient des mensonges. »

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