"Une époque formidable...", la comédie qui a réinventé la carrière de Gérard Jugnot

Jamais un film n'a aussi bien porté son titre. Témoignage d'un âge d'or de la comédie français, et vestige d'une manière désormais oubliée de produire de la comédie populaire, Une époque formidable..., grand succès de l'été 1991, marque une date majeure dans la carrière de Gérard Jugnot, son réalisateur et son héros.

"C'est un film qui a été un tournant dans ma vie", explique l'intéressé. "J'ai toujours fait des films où le mal de vivre était guéri par la vie. C'était un peu ça, ici. Il y avait cette symbolique d'un mec qui tombe, qui perd l'envie d'avoir envie. Il va tomber très, très bas dans la rue et rencontrer un docteur qui va le soigner à sa manière."

Lorsqu'il imagine ce film sur la chute sociale d'un cadre sup', Gérard Jugnot traverse une situation similaire: "A ce moment-là de ma vie, je n'avais plus de pouvoir... Je sortais d'un gros bide, Sans peur et sans reproche. Une époque formidable... a bien sûr un arrière-fond social, mais c'est surtout un film sur quelqu'un qui perd l'élan vital."

"On n'avait jamais abordé ces gens qui se retrouvent SDF à cause d'un licenciement ou d'un divorce", poursuit le réalisateur. "L'Abbé Pierre disait qu'il suffit de trois jours pour devenir clochard. Une fois que tu as perdu tes chaussures et que tu ne t'es pas lavé, c'est fini..."

"Montrer de vraies personnes déchues"

Jugnot avait eu l'idée en découvrant un sans-abri en bas de chez lui. "Ce n'était pas un clochard habituel, mais un mec en costume", se souvient-il. "Il avait écrit sur une pancarte: 'Une petite pièce pour manger et rester propre.' Ça m'avait interpellé." Il en parle à Jean-Claude Fleury, producteur de Sans peur et sans reproche.

Ce dernier, qui vient de rejoindre les rangs de Ciby 2000, société de production lancée par le PDG de TF1 Francis Bouygues, est sous le charme: "Gérard n'est pas un militant. Ce n'est pas Ken Loach. Mais c’était la première fois et quasiment la seule où il prenait un peu un risque sur des événements sociaux."

Pour l'écriture, Jugnot fait équipe avec Philippe Lopes-Curval dont il apprécie l'humour et le sens du dialogue. Dans la tradition des grands dialoguistes du cinéma français, celui-ci emploie une langue très pittoresque qui reflète la violence de la rue. "Mets des guillemets quand tu parles aux dames!" est une de ses répliques marquantes.

Gérard Jugnot refuse tout misérabilisme pour "montrer de vraies personnes déchues". Il veut aller à l'encontre "du mythe du clochard barbu un peu crade mais sympathique, fort en gueule et philosophe, né pour être clochard". Un mythe immortalisé au cinéma par Jean Gabin (Archimède le clochard) et Michel Simon (Boudu sauvé des eaux).

Un film cruel

Gérard Jugnot ressent l'obligation de créer des personnages plus crédibles et plus vrais que ceux qu'il avait faits auparavant. "J'avais envie de jouer un type un peu moins con que d'habitude", dira-t-il dans les colonnes de Première en juillet 1991. Avec Une époque formidable…, il cherche surtout une nouvelle manière de faire rire.

"Je n'ai jamais fait une vraie comédie. Ça part toujours de thèmes atroces", assure le cinéaste, qui filme un viol dans Pinot simple flic et parle de pédophilie dans Scout toujours. "J'ai toujours fait des films où la comédie allège le drame et où le drame renforce la comédie."

"Dans Une époque formidable..., il y a des répliques comiques, mais il n'y a jamais de situations amusantes", renchérit le directeur de la photographie Gérard de Battista. "C'est très dur, ce qui arrive à Berthier, notre héros, et à ses trois compagnons d'infortune: Toubib, Crayon et Mimosa."

L'ultime scène du film en est le symbole. Berthier y retrouve sa femme dans une gare. Alors qu'il tente de la rassurer sur sa situation, il fait tomber sa valise, dévoilant qu'elle ne contient rien d'autre qu'une pomme. "C'est à la fois grotesque et drôle à pleurer", analyse Gérard Jugnot. "Je le trouve très cruel, ce film."

Entre Sempé et Reiser

Jean-Claude Fleury le pousse à ajouter des gags. "Il ne voulait pas", raconte le producteur. "Il trouvait que ça dénaturait le récit. Mais ce type de film est fragile. Si Berthier n'est pas repris par sa femme, c'est une tragédie. On a ajouté des gags à une dizaine de moments, notamment dans la scène où ils volent des matelas."

Deux auteurs inspirent Jugnot: Sempé pour la poésie et Reiser pour la violence des interactions humaines. Le titre du film, Une époque formidable..., tout en ironie, est d'ailleurs une référence à la BD On vit une époque formidable du dessinateur de Charlie Hebdo.

"On avait au début de mauvais titres: Camping sauvage, Salaud de pauvres", révèle Jean-Claude Fleury. "Un jour, je me suis souvenu que j'avais développé avec Reiser un sujet sur son livre On vit une époque formidable. On a essayé d'avoir les droits, mais on a eu un désaccord sur le montant. J'ai donc enlevé le 'On vit' et c'était bon."

Noiret refuse

L'écriture prend deux ans. Jugnot fait lire le scénario à Bruno Gaccio, Alexandre Pesle et Jean-François Halin, le trio qui écrit les spectacles de Patrick Timsit. "Il nous a demandé de voir si ça nous paraissait clair", se souvient Halin. "Le scénario était vraiment bien. La fin avec la valise et la pomme, ça me marquera toujours."

Francis Bouygues, lui, est moins marqué par le projet. "Il n'était pas très chaud parce que c’était l’histoire d’un chômeur", se rappelle Jean-Claude Fleury. "Je lui disais que le film ne coûtait pas cher et qu'il était couvert. Mais il ne voulait pas. Il m'a fait chier! Ce qui a convaincu Bouygues, c'est que c'était aussi une histoire d'amour."

Jean-Claude Fleury a une seule exigence pour le film: un bon casting. Pour Toubib, l'homme qui redonne goût à la vie à Berthier, Jugnot pense aussitôt à Philippe Noiret. Mais celui-ci refuse. "Ça ne lui plaisait pas, et je crois qu'il ne m'aimait pas beaucoup." Jugnot le remplace avec Richard Bohringer:

"J'ai envoyé le scénario à Richard qui ne me connaissait pas bien. Il n'avait jamais vu mes films. C'est grâce à sa femme que le film s’est fait. Elle lui a conseillé de le lire. Je suis allé l’astiquer sur le tournage de La Reine blanche. Et il a accepté."

Remplacement en urgence

Pour Crayon, le second de Toubib, Jugnot fait appel au truculent Ticky Holgado: "C'était un vrai excentrique, un grand second rôle. Il était magnifique, d'une grande humanité." Mimosa, le troisième compagnon d'infortune de Berthier, est attribué à Jean-Roger Milo, écorché vif vu notamment dans Germinal.

"C'était une espèce de brute, poète, formidable, mais alcoolique et dangereux", décrit Jugnot. "Je le trouvais formidable et Bohringer m'avait dit de le prendre. Je lui avais dit: 'Je t'engage, j'ai envie de travailler avec toi, mais on m'a dit beaucoup de choses sur toi. Si tu redéconnes, tu pars'."

Trois semaines avant le début du tournage, Jean-Roger Milo se laisse une nouvelle fois dominer par ses démons intérieurs. Jugnot est contraint de le virer: "Il m'a dit lui-même que j'avais raison." Pour le remplacer, Jugnot choisit sur les conseils de Ticky Holgado un certain Chick Ortega, qu'il venait de rencontrer sur Delicatessen.

Collaborateur de Wim Wenders, avec qui il tourne notamment Les Ailes du désir, Chick Ortega ressemble au géant de Vol au-dessus d'un nid de coucou. Il est parfait pour Mimosa, le tendre de la bande: "Chick a fait de Mimosa un personnage plus doux - ce qui fait que, lorsqu'il meurt, on est vraiment bouleversé", loue Gérard Jugnot.

"On avait un petit service d'ordre"

Le tournage se déroule en début d'année 1990 avec en fond la guerre du Golfe. "Il faisait très froid", se souvient Gérard de Battista. "Ça a été un tournage assez dur", poursuit Jugnot. "On est allé dans des endroits… Ce n'était pas Les Bronzés. On était dans les gares, dans les rues… Je me souviens de nuits où il a fait - 17."

La froideur de l'hiver colle à l'esprit du film qui est tourné à l'économie et en décors naturels avec un budget de 3-4 millions d'euros actuels. "On filmait dans des endroits la nuit... Les gens de la nuit sortaient vers 2-3 heures, ça pouvait devenir dangereux.' On avait un petit service d'ordre", indique Gérard Jugnot.

Le gai luron du Splendid ne cherche pas pour autant à réaliser un film réaliste: "Je ne suis pas Agnès Varda ou Raymond Depardon. Mes personnages n'existent pas dans la vie. C'est la magie du cinéma." Avec Une époque formidable…, Jugnot s'inscrit plutôt dans la lignée des comédies italiennes comme Affreux, sales et méchants.

Le tournage, qui se déroule à merveille, est perturbé ponctuellement par Richard Bohringer: "C'était le plus incontrôlable, mais ça allait bien avec son personnage, qui est un électron libre", note la scripte Maggie Perlado. "Il n'apprenait pas toujours son texte. Il disait des synonymes qui n'étaient pas forcément meilleurs que le texte écrit."

"Il était en colère"

Il fallait souvent composer avec les démons intérieurs et les sorties de route "très violentes de Bohringer. "Ce n'était pas facile", confirme Jugnot. "Parfois, on s'engueulait. C'était un personnage ombrageux, dirions-nous. Il y a des mecs qui crachent un peu le matin pour s'éclaircir la voix. Lui, il gueule. Principalement sur la société. Il était en colère."

Un soir, Bohringer disparaît. "On ne l'a retrouvé que le lendemain matin. On ne savait pas où il était passé", se souvient Maggie Perlado. "C'était parfois très inquiétant", se souvient la costumière Martine Rapin. "Il partait on ne sait où avec son costume et on n'avait pas de double. On ne savait pas comment on allait le retrouver le matin."

Grâce à Ticky Holgado, Jugnot réussit "à le tenir": "Il a un peu mis de l’huile là-dedans." "Gérard est un directeur d'acteurs génial", insiste de son côté Jean-Claude Fleury. "Il est plus malin qu'eux. Il va les ramener dans leur narcissisme. Il sait leur parler. Il sait les aider à gérer leurs démons. On réussissait à le tenir, Richard."

Le rôle de Toubib est ainsi l'un des plus beaux de sa carrière. "Si vous réussissez à le gérer, il est génial. Et dans le film, il est génial", salue le producteur. L'acteur marque les esprits avec une démarche et un rire saccadé inoubliables: "Il est formidable", s'exclame Gérard Jugnot. "Il a une grande poésie dans son jeu."

"On a beaucoup pleuré"

Sur le plateau, l'équipe a la sensation de participer à la création d'un film qui fera date. "On se disait qu'on tenait quelque chose, que c'était drôle, émouvant, pittoresque", acquiesce Jugnot. "À chaque scène filmée, grâce à sa mise en scène et le jeu des acteurs, il y avait une plus-value par rapport à la scène écrite", confirme Maggie Perlado.

La scène du bistrot, où Berthier retrouve son beau-fils, fait très forte impression. "Quand on la tournait, on se rendait bien compte que c'était très bien - et en plus le gamin était très bon", poursuit Gérard de Battista. "Son jeu était d'une puissance incroyable", complète Valérie Potonniée, deuxième assistante caméra.

"Ils étaient tellement contents aux rushes", se souvient Chick Ortega. "Tout de suite ça a marché. Au bout de 15 jours, tout le monde était euphorique. C'est pour ça qu'ils toléraient qu'on fasse un peu les cons [avec Richard Bohringer]. Je crois que c'était même nécessaire qu'on fasse un peu les cons."

Entre eux, une véritable osmose se forme. L'expérience marque profondément Bohringer qui termine le tournage en larmes. "On a beaucoup pleuré parce qu'on ne voulait pas que ça s'arrête", déclare Chick Ortega. "Bohringer se questionnait beaucoup sur ce qu'il allait faire après. Il y a eu beaucoup d'émotions", acquiesce Valérie Potonniée.

"Bouygues n'était pas content"

La musique est signée Francis Cabrel. Jugnot l'avait rencontré dans un aéroport. Le musicien l'avait remercié pour Le Père Noel est une ordure, "qui l'avait aidé pour un deuil". Et les deux hommes avaient commencé à travailler: "Il a fait trois thèmes musicaux. Il ne voulait pas faire de disque, parce qu'il voulait les utiliser pour des chansons."

Une fois le film monté, Gérard Jugnot présente le résultat à Francis Bouygues. Sa réaction le plonge dans des abîmes de perplexité: "Francis Bouygues s'était un peu endormi pendant le film et il n'était pas très content! Il ne comprenait pas pourquoi Berthier n'avait pas retrouvé de travail."

Lors de la première projection presse, les journalistes applaudissent le film. Persuadé qu'il s'agit d'une mise en scène organisée par Jean-Claude Fleury, Francis Bouygues le réprimande: "Jean-Claude, plus jamais ça." "Comme il pensait que j'avais tout organisé, il y a eu un audit interne pour montrer que c'était sincère", se gausse le producteur.

La sortie, le 19 juin 1991, prouve sa bonne foi. La presse est unanime et le public répond au rendez-vous. "Beaucoup de SDF ont vu le film", assure Gérard Jugnot. "Ils rentraient par la porte de derrière. Ils aimaient bien l'idée qu'une Victoria Abril [qui joue la femme de Berthier, NDLR] les attende quelque part."

"Bouygues n'y a pas cru"

Avec 1,67 million d'entrées, Une époque formidable… réalise le meilleur score pour un film français cette année-là. "Bouygues n'y a pas cru non plus", s'amuse Jean-Claude Fleury. "Il a appelé l'audit qui lui a confirmé que c'était un carton." Ce succès lui permet de produire dans la foulée La Leçon de piano de Jane Campion, Palme d'or en 1993:

"Bouygues m'a dit qu'il n'avait pas arrêté de me faire chier sur Une époque formidable... et que, pour le film suivant, il me laisserait tranquille. La Leçon de piano est passé comme ça, parce qu'on était le lendemain du jour où Une époque formidable... avait fait un carton!"

Nommé à quatre reprises aux César (meilleur acteur, meilleur second rôle masculin, meilleur espoir masculin et meilleur scénario original), le film repart bredouille. "Pas de nomination en tant que metteur en scène, ça m'a un peu énervé", se souvient Jugnot. "J'aurais adoré recevoir le César [du meilleur acteur] pour dire: 'Je remercie le metteur en scène sans qui je ne serais rien'."

Mais il a tout de même été récompensé. Multi-rediffusé, Une époque formidable... est devenu une référence. "Ce film a changé la perception du métier sur mes qualités de metteur en scène", conclut l'acteur-réalisateur. "On s'est aperçu que je n'étais pas qu'un acteur qui s'amusait à faire des films, mais que j'avais des choses à dire."

Article original publié sur BFMTV.com