Émeutes en Nouvelle-Calédonie : Ces jeunes Kanaks dénoncent un « passage en force » et un manque de respect de l’État

Le HuffPost a parlé avec plusieurs jeunes Kanaks pour qu’ils nous expliquent leur position et leur ressenti face à cette situation.
ALAIN JOCARD / AFP Le HuffPost a parlé avec plusieurs jeunes Kanaks pour qu’ils nous expliquent leur position et leur ressenti face à cette situation.

NOUVELLE-CALÉDONIE - « Je suis triste de voir mon pays dans l’état actuel où il est et j’ai le sentiment de ne pas être compris en Métropole. » George, 21 ans, dans l’Hexagone pour ses études, est Kanak – la population autochtone de Nouvelle-Calédonie. Depuis lundi 13 mai, des violences déchirent son archipel, où les affrontements entre indépendantistes et forces de l’ordre ont déjà fait cinq morts.

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Des événements déclenchés par le vote à l’Assemblée nationale à Paris d’une réforme constitutionnelle très controversée sur l’île du Pacifique sud, qui vise à élargir le corps électoral du scrutin provincial. Actuellement, seules les personnes présentes sur l’île en 1998 et leurs descendants peuvent voter, ce qui exclut en 2023 près d’un électeur sur cinq – ceux arrivés après 1998. La réforme souhaite permettre aux personnes domiciliées en Nouvelle-Calédonie depuis au moins dix ans et leurs descendants de prendre part aux prochains scrutins.

Problème : s’il y a bien des natifs parmi ces nouveaux électeurs, la plupart ne sont pas des Kanaks. Cette réforme risque donc de rendre encore un peu plus minoritaire ce peuple autochtone, qui représente 41,2 % de la population de l’archipel au recensement de 2019, selon l’Insee. Le HuffPost a parlé avec plusieurs jeunes Kanaks pour qu’ils nous expliquent leur position et leur ressenti face à cette situation.

« Un retour en arrière dans le processus de décolonisation »

Si la colère est si forte, c’est que le dégel du corps électoral pourrait changer beaucoup de choses pour les autochtones. « C’est un retour en arrière dans le processus de décolonisation », dénonce Gabriel, militant indépendantiste Kanak de 27 ans qui vit à Nouméa. Cet électorat risque de se retrouver « noyé par des gens qui ne connaissent pas le fait colonial, ou qui le négligent », et qui ne s’intéressent que peu à la culture Kanak. « Je veux bien que ces gens viennent vivre ici, mais ils doivent s’intéresser à l’Histoire de notre pays », argue le jeune homme.

Pour le gouvernement français, comme l’a rappelé Gérald Darmanin, la situation actuelle concernant le corps électoral est « contraire aux principes démocratiques et aux valeurs de la République ». Mais si l’argument de la « démocratie » est mis sur la table, selon Gabriel, c’est qu’« intégrer ces gens qui sont arrivés très récemment » avantage les non-indépendantistes, puisque ces derniers ne voteront a priori pas pour l’indépendance. « Mais c’est quoi qui prime, entre la démocratie et la décolonisation d’un peuple ? », interroge Gabriel.

Pour George, qui a assisté aux débats parlementaires à l’Assemblée Nationale, « le gouvernement a des intérêts en Nouvelle-Calédonie ». Il avance : « Dans les débats à l’Assemblée Nationale, le seul mot qui revenait à la bouche de certains, c’était le nickel… » (l’archipel détient 20 à 30 % des ressources mondiales de ce minerai).

« On ne veut pas que Paris décide pour nous »

Dégeler le corps électoral, c’est aussi, pour les indépendantistes, revenir sur les accords de Matignon et de Nouméa, signés respectivement en 1988 et 1998, qui définissent le processus d’autodétermination dans lequel est engagée la Nouvelle-Calédonie. C’est un point de crispation pour les Kanaks, selon Vish, un trentenaire de Nouméa qui occupe un haut poste dans la fonction publique sur l’archipel : « Normalement, ces accords sont constitutionnalisés, et donc protégés, argue-t-il. Dégeler le corps électoral remet en cause leur irréversibilité. » Ce qui signifie, selon lui, que « tous les acquis obtenus par la lutte du peuple Kanak peuvent être remis en cause par l’État. »

Pour George comme pour Gabriel, le fait que cette réforme soit menée depuis Paris, selon eux sans concertation avec les Kanaks, accentue la colère. « On ne peut pas décider à 17 000 km de l’avenir d’un peuple. On ne se sent pas respectés, et on ne veut pas que Paris décide pour nous, on a des élus en Calédonie pour ça », martèle le premier. Selon lui, les députés, hormis ceux de la Nupes, ne prennent pas en compte les spécificités de la culture Kanak : « Ils disent qu’il ne faut pas regarder dans le rétroviseur, mais pour nous les Kanaks, c’est important de vivre avec notre Histoire, on ne peut pas faire autrement. (...) Ils ont oublié le passé colonial de la Nouvelle-Calédonie. »

Outre les dispositions de la réforme, les jeunes Kanaks interviewés critiquent la manière dont elle a été menée, et dénoncent un « passage en force » de la part du gouvernement. « Ils ont passé la réforme en coup de force et nous disent qu’il faut dialoguer. On aurait dû discuter avant pour avancer sur des accords entre loyalistes et indépendantistes », selon Gabriel.

Des émeutes qui en rappellent d’autres

Face à cette situation, ces jeunes se disent partagés entre le « dégoût », la « colère » et la « tristesse ». Les affrontements des derniers jours rappellent aux familles Kanaks la période entre 1984 et 1988, années durant lesquelles le Caillou était dans une situation de quasi-guerre civile. Selon George, sa famille se reconnaît dans la jeunesse qui est dans la rue actuellement et voit des parallèles entre les événements qui ont précédé les accords de Matignon et ceux d’aujourd’hui.

« La violence, les jeunes qui prennent des initiatives sans que les ordres soient donnés, la montée de la colère dans les revendications, la radicalisation des discours… », liste celui dont le grand-père faisait partie des 19 indépendantistes morts lors de l’attaque de la grotte d’Ouvéa en 1988 – le point culminant d’affrontements qui avaient aussi coûté la vie à quatre gendarmes.

Cette situation est aussi dure à supporter pour les Kanaks qui vivent dans l’Hexagone. « C’est difficile de vivre ici alors que nos quartiers brûlent et que nos familles ont peur. On n’a pas le pouvoir de changer les choses, et je le vis mal personnellement », confie George. C’est aussi le cas de Wevia*, étudiante en science politique âgée de 24 ans : « Quand je regarde tout ça de l’étranger, on ne parle que des gendarmes qui sont morts, mais on ne parle pas de nos jeunes sont tombés… Ça me touche beaucoup. »

Elle se dit très déçue de la tournure des événements : « Je suis fière d’être Kanak, mais je reconnais que la Nouvelle-Calédonie est une mosaïque de cultures. C’était ensemble qu’on devait former la nation calédonienne. Mais on est en train de se tirer dessus. »

*Ces prénoms ont été modifiés

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