Élection présidentielle en Turquie : Erdogan au bord de la défaite après 20 ans de pouvoir sans partage

Recep Tayyip Erdogan, ici lors de son dernier meeting de campagne le 13 mai, est en grand danger à l’occasion de la présidentielle qui a lieu ce dimanche en Turquie.
Recep Tayyip Erdogan, ici lors de son dernier meeting de campagne le 13 mai, est en grand danger à l’occasion de la présidentielle qui a lieu ce dimanche en Turquie.

INTERNATIONAL - Serait-ce la fin de l’ère Erdogan en Turquie ? Les bureaux de vote ont fermé ce dimanche 14 mai en fin d’après-midi à l’occasion des élections présidentielle et législatives à l’issue incertaine comme rarement. Car la statue de l’hyper-président semble pour la première fois très fortement vaciller après 20 ans passés au sommet de l’État. Et son principal rival, Kemal Kiliçdaroglu a toutes ses chances.

« Ces élections sont les plus difficiles qu’ait connu Recep Tayyip Erdogan. Rien n’est encore définitif, mais l’opposition pourrait effectivement arriver au pouvoir », affirme Nicolas Monceau, maître de conférences à l’Université de Bordeaux et spécialiste de la Turquie, interrogé par Le Huffpost.

Que s’est-il passé ? En 2002, son parti AKP (justice et développement) remporte les élections législatives et il prend la tête du gouvernement. En 2014, il est élu président dès le premier tour puis réitère l’exploit quatre ans plus tard lors d’élections anticipées. Malgré la limite de deux mandats inscrite dans la Constitution, un tour de passe-passe lui permet de se représenter en 2023.

De la démocratisation à l’autoritarisme

Mais cette fois, son charisme ne devrait pas suffire à sauver son bilan très mitigé. « Politiquement, l’AKP a été élu en sur un programme de démocratisation et a, au début, engagé beaucoup de réformes pour adhérer à l’Union européenne », rappelle Nicolas Monceau. Tout a changé à partir de 2013, avec des manifestations réprimées qui ont fait dériver le pays vers « l’autoritarisme ».

La preuve avec le coup d’État raté de 2016 après lequel le président a instauré l’état d’urgence, et la réforme constitutionnelle de 2017 qui a transformé le régime parlementaire en régime présidentiel. À cette occasion, Erdogan a supprimé le poste de Premier ministre qu’il a si longtemps occupé et récupéré toutes ses prérogatives.

Sa politique étrangère ne fait pas non plus l’unanimité, poursuit Nicolas Monceau : « À la fin des années 2000, la Turquie a cherché à affirmer un statut de puissance régionale et a développé une politique plus interventionniste au Moyen-Orient et dans le Caucase. Elle a aussi entamé un rapprochement avec la Russie au détriment des partenariats avec les États-Unis et l’UE. On parle désormais d’“isolement diplomatique de la Turquie”. »

Une grippe intestinale en pleine campagne

Pire, le pays est embourbé dans une crise économique. « L’inflation atteint des niveaux très élevés : officiellement elle est de 50 % mais des experts indépendants parlent de 100 %. Sans oublier la dévaluation de la livre turque, les pertes en termes de pouvoir d’achat, la hausse du chômage surtout chez les jeunes… », énumère-t-il.

Dans ce contexte difficile, Recep Tayyip Erdogan a multiplié les gestes envers la population pendant la campagne : augmentation du salaire minimum, mesures d’urgence pour les familles sinistrées pendant les séismes de février dernier, livraisons de gaz gratuites, ou encore retraite anticipée pour les fonctionnaires.

Mais malgré ces promesses, le président est affaibli autant dans les sondages que physiquement. « Erdogan est apparu en retrait, plus effacé que dans le passé alors qu’il est connu pour être un tribun avec des qualités oratoires exceptionnelles capables de mobiliser les foules », analyse Nicolas Monceau. La faute, entre autres, à une grippe intestinale qui l’a contraint à se mettre en retrait pendant trois jours fin avril, période pourtant décisive à quelques jours du scrutin.

En face de lui, six partis d’opposition hétéroclites se sont unis autour de Kemal Kiliçdaroglu. Cette coalition inédite, qui promet de restaurer la démocratie, rassemble actuellement le plus d’intentions de vote : environ 45/46 % contre 42 % pour le président sortant.

Deux autres candidats se présentent, l’un recueillant environ 5 % des voix, l’autre entre 1 et 2 %. Mais à trois jours du scrutin, le deuxième, Muharrem Ince, chef du parti Memleket, a annoncé son retrait de la course à la présidentielle, amenuisant encore un peu plus les chances du président sortant de l’emporter. Selon un sondage réalisé par l’institut Metropoll, près de 50 % de ses soutiens devraient en effet reporter leur vote sur l’alliance de Kiliçdaroglu, contre moins du quart en faveur d’Erdogan.

« Il ne faut pas enterrer Erdogan trop vite »

« Le basculement est assez net après les tremblements de terre, qui ont fait au moins 50 000 morts. L’avance du candidat d’opposition s’est affirmée à cause des critiques sur la rapidité d’intervention des secours et les accusations de corruption du gouvernement », retrace Nicolas Monceau, même si les « conséquences politiques du séisme sont à relativiser ».

Une analyse que nuance Max-Valentin Robert, chercheur en sciences politiques à l’Université de Nottingham : « En 1999, il y a eu un autre tremblement de terre et les futurs fondateurs de l’AKP avaient déjà pointé du doigt la corruption. Avec ce nouveau séisme, c’est comme si Erdogan devenait la cible du discours qu’il avait lui-même adressé à la fin des années 1990. » Et sa crédibilité en a pris un coup.

Cela dit, souligne-t-il, « il ne faut pas l’enterrer trop vite. L’électorat de l’AKP a tendance à se mobiliser au dernier moment ». Un deuxième tour, qui aura lieu le 28 mai, semble en tout cas acquis. Ce sera une première pour le président de 69 ans habitué à l’emporter dès le premier.

La crainte d’une transition violente

Là, plusieurs scénarios existent : l’opposition va-t-elle réussir à conquérir les électeurs des deux autres candidats éliminés au premier tour ? L’incertitude est de mise. Surtout, un Erdogan battu acceptera-t-il de quitter le pouvoir ?

Sur ce point, Max-Valentin Robert est inquiet : « Le ministre de l’Intérieur a déclaré que voter pour l’opposition, c’était une sorte de deuxième coup d’État. Il y a des risques de fraude, il y a eu des jets de pierres lors d’un meeting du maire d’Istanbul, qui soutient Kiliçdaroglu, et la police n’est pas intervenue… Vu comment s’est déroulée la campagne, il n’est pas exclu que la transition se passe très mal, comme on a pu le voir avec Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil. »

Autre élément clé : les résultats des élections législatives à un seul tour qui ont lieu aussi ce dimanche 14 mai. L’AKP et ses alliés vont-ils obtenir la majorité ? L’opposition peut-elle conquérir le Parlement à une seule chambre et être un caillou dans la botte d’Erdogan si celui-ci est réélu ? Le futur de la Turquie, qui fêtera le 100e anniversaire de la République à l’automne, est loin d’être écrit.

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