Échange Brittney Griner-Viktor Bout: une victoire pour Vladimir Poutine?

Un avion a déposé ce vendredi la basketteuse professionnelle Brittney Griner sur le tarmac de l'aéroport de San Antonio, au Texas. L'atterrissage clôt un cauchemar de près de dix mois durant lesquels l'Américaine était emprisonnée depuis son arrestation à Moscou pour détention d'huile de cannabis. Quelques heures auparavant, un autre appareil ramenait le marchand d'armes Viktor Bout en Russie.

Un chassé-croisé qui recouvre un échange de prisonniers entre les États-Unis et le régime du Kremlin. Dans le même temps, Paul Whelan, lui aussi ressortissant américain et lui aussi enfermé en Russie - dans une colonie pénitentiaire de Mordovie - a un temps cru intégrer le deal. Il n'a d'ailleurs pas caché sa déception.

Au lendemain de l'annonce de ce marché urbi et orbi, Vladimir Poutine parade, persuadé d'être en position de force tandis que les critiques fusent à Washington contre Joe Biden et les siens, accusés d'avoir cédé à la faiblesse, et d'avoir abandonné Paul Whelan à son sort.

Pas tout à fait les mêmes profils

Pour bien comprendre la controverse, sans doute faut-il revenir sur les profils des deux relâchés. D'un côté, une sportive américaine condamnée en août dernier pour possession et trafic de cannabis pour une simple cartouche de vapoteuse contenant de l'huile de cannabis. Arrêtée en février à Moscou, elle devait, selon cette sentence, passer les neuf années suivantes dans une prison russe.

De l'autre, Viktor Bout, trafiquant d'armes - activité qui lui a valu le surnom de "marchand de mort" - interpellé en 2008 en Thaïlande par des agents américains puis condamné aux États-Unis à 25 ans de prison pour trafic d'armes et complot en vue de tuer des citoyens américains.

Autant dire que si le premier parcours est plus noble que le second, il ne présente pas le même pouvoir de nuisance, ni le même caractère de gravité. De surcroît, Paul Whelan, ancien Marine, a été condamné à 16 ans de prison en 2020 pour espionnage. Un chef qu'il réfute mais qui fait de lui un détenu d'un tout autre statut. Or, c'est lui qui est resté derrière les barreaux.

L'échec de Joe Biden est donc patent pour une première raison évidente, exposée ce vendredi par le général Jérôme Pellistrandi, consultant de BFMTV pour les questions militaires: "L’idée initiale des Américains était d’échanger les deux contre Viktor Bout. Or, il y en a un qui est encore dans les prisons russes." "C’est une victoire symbolique pour Vladimir Poutine d’avoir réussi à arracher Viktor Bout 'des griffes du méchant Américain’", a encore analysé l'officier.

Poutine et les médias russes se réjouissent

La chose n'est pas passée inaperçue pour le président russe, qui était à la parade ce vendredi. Lors d'une conférence de presse tenue ce vendredi à Bichkek, capitale du Kirghizistan, Vladimir Poutine a d'abord assuré que l'opération était d'initiative américaine, laissant imaginer que son interlocuteur était décidément aux abois, et a poursuivi: "Les négociations se poursuivent. En fait, elles n'ont jamais cessé. Un compromis a été trouvé, nous n'excluons pas de poursuivre ce travail à l'avenir".

En attendant, le pouvoir russe entend bien profiter à plein de celui-ci. Les médias proches du Kremlin ont suivi pas à pas Viktor Bout depuis sa libération: montée dans l'avion, descente de l'avion, retrouvailles.

Ce traitement va au-delà du seul intérêt journalistique. Il sert un but politique d'après Jean-Didier Revoin, correspondant de BFMTV en Russie: "Le message diffusé à travers ces images, c’est que la Russie n’abandonne pas les siens. Un message important au moment où l’armée russe est en pleine opération pour secourir les minorités russophones du Donbass selon le narratif de la Russie."

Les micros russes ont aussi recueilli les premières confidences du "marchand de mort". Et celles-ci sont au vitriol. S'en prenant aux "Occidentaux", il a vitupéré: "Ils pensent qu'ils peuvent à nouveau nous détruire et diviser la Russie". "Le fait que Viktor Bout ait attaqué l’Occident dès son arrivée renforce l’unité nationale", a ici commenté le général Jérôme Pellistrandi.

La presse américaine juge durement Joe Biden

On ne peut pas en dire autant de l'autre côté du détroit de Béring. Car les États-Unis ne semblent pas l'être tant que ça, s'écharpant devant une équation qu'on estime par trop déséquilibrée.

Dans les médias conservateurs, la colère est claire. Après avoir rappelé le pedigree criminel de Viktor Bout, un éditorialiste de Fox News a asséné, impitoyablement: "Donc, c'est le type que Joe Biden a tiré de prison, le trafiquant d'armes international armant des groupes terroristes et les cartels de la drogue. (...) Donc, à tous niveaux, c'est un échange de prisonniers qui revient cher".

Et cette analyse n'est pas une lubie de la presse pro-Trump. Le bien plus pondéré Washington Post a regretté dans un éditorial:

"Les États-Unis n'ont pas saisi le bon côté du manche. La condamnation de Bout en 2011 est survenue après un terrible effort des renseignements américains, des agences diplomatiques et de la police; échanger un prisonnier si dangereux contre une athlète sans plus-value évidente en matière de renseignements est, qu'on le veuille ou non, un affront à la justice américaine". Le journal déplore enfin que ce moins-disant fasse jurisprudence.

CNN reconnaît sur son site: "C'est l'échange le plus inégal, conclu au moment le plus improbable".

Les républicains vent debout

Il n'y a pas lieu de s'étonner, dans ces conditions, que les républicains torpillent l'accord, comme l'a listé Forbes. Pour Donald Trump, le marché ne "va que dans un sens" et serait même "un camouflet honteux et antipatriotique pour les États-Unis". Kevin McCarthy qui dirige le groupe des républicains à la Chambre des représentants a pour sa part qualifié l'événement de "cadeau pour Vladimir Poutine", jugeant "inconcevable" l'absence a minima de Paul Whelan dans les tractations.

Rick Scott et Lindsey Graham, deux représentants républicains, ont également tancé la présidence. Pour Rick Scott, le gouvernement a agi "avec faiblesse et de manière abjecte" en libérant Viktor Bout. Et Lindsay Graham s'est montré à peine plus retenu: "C'est une potion amère à avaler quand on voit que nous relâchons le 'marchand de mort' Viktor Bout' tandis que M. Whelan reste en Russie".

Marché de dupes pour tous

Défaite en rase campagne pour Joe Biden et victoire totale pour Vladimir Poutine, alors? Pas vraiment. D'une part, ce dernier paraît lui aussi s'exposer, selon l'analyste de CNN: "Oui, c'est une victoire pour Poutine, mais une victoire qui dévoile sa faiblesse et son besoin de satisfaire l'élite militaire sur laquelle il s'appuie".

Une "faiblesse" que l'auteur voit dans le contraste entre le discours belliqueux du Russe et sa facilité à accepter le compromis. Quant au besoin de plaire aux militaires, CNN le fonde sur la proximité de Viktor Bout avec le gratin des gradés russes.

Cependant, selon notre consultant, le général Jérôme Pellistrandi, il ne faut pas exagerer l'entregent et les connexions de Viktor Bout désormais: "Je pense qu’il est beaucoup moins important qu’il l’a été, entre les années 1990 et 2010. Une dizaine d’années après il a quand même perdu l’essentiel de ses réseaux et puis il a été remplacé, et remplacé par Evgueni Prigojine (le fondateur du groupe de mercenaires Wagner, NDLR)".

Signe que le gros poisson repêché par le Kremlin aux Etats-Unis n'est peut-être pas de si belle taille, le New York Times affirme ce vendredi soir qu'il n'est apparu que comme une solution par défaut. D'après des informations recueillies par le quotidien new-yorkais auprès des collaborateurs de l'exécutif américain, les Russes tenaient surtout à libérer un certain Vadim Krasikov, en prison depuis qu'il a assassiné au beau milieu d'un parc berlinois et en plein jour un vétéran tchétchène en 2019.

Mais l'homme est détenu en Allemagne. Devant les complications de l'affaire, le cas de Viktor Bout a fini par s'imposer. Comme si, au fond, il n'y avait pas de vainqueur au sortir de ce duel et, au mieux, une simple victoire diplomatique en trompe-l'œil pour un dictateur peinant à en remporter sur le front.

Article original publié sur BFMTV.com