"Ça s'insinue petit à petit": les traditionnalistes gagnent-ils du terrain dans l'Église?

Le prêtre Jean-Claude Sauzet est "chrétien, oui". Mais ce membre de l'équipe de l'aumônerie des hôpitaux psychiatriques de Seine-Saint-Denis a "de plus en plus de mal à dire" qu'il est "catholique". "Il y a des célébrations où je ne vais plus", confie-t-il.

Ordonné il y a une quarantaine d'années, cet ancien aumônier à Jérusalem pour le Secours catholique et aumônier national au sein de l'ONG CCFD-Terre solidaire regrette ce qu'il considère comme un virage traditionaliste de l'Église. "Ça se répand à une vitesse incroyable", estime-t-il.

"Pendant le carême, de plus en plus souvent, les statues et crucifix sont recouverts de tentures violettes, c'est typiquement une coutume qui date d'avant le concile Vatican II (la réforme qui a modernisé l'Église en 1965, NDLR)", observe-t-il.

Ce prêtre évoque également la multiplication des cérémonies du chemin de croix les vendredis alors qu'elles étaient auparavant réservées au Vendredi saint - précédant le dimanche de Pâques. "Dans l'église à côté de chez moi, il a même été décidé que ces processions auraient lieu dans les rues de la ville", s'étonne-t-il.

Une "démonstration" qui heurte ce prêtre. Et des "dérives", juge-t-il, qui lui ont fait "prendre ses distances" avec l'institution.

Latin, aspersions et agenouillements

Ce retour en grâce du traditionalisme se manifeste sous de multiples formes: regain des messes tridentines, célébrées selon l'ancien rituel; davantage de textes et de prières en latin, d'encens, d'aspersions et d'agenouillements; communion dans la bouche; prêtres revêtus des vêtements liturgiques d'avant la réforme...

"Les traditionalistes se définissent d'abord comme attachés à l'ancienne forme rituelle de la messe, ils préfèrent d'ailleurs se désigner comme des catholiques traditionnels", explique Jean-Benoît Poulle, agrégé d'histoire et spécialiste du catholicisme.

"Mais il ne faut pas confondre traditionalistes et intégristes", distingue le prêtre et sociologue Nicolas de Bremond d'Ars, qui évoque le cas de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, en rupture avec Rome. "À l'origine, les intégristes défendaient l'intégrité et l'intégralité de la foi et de la religion", explicite Jean-Benoît Poulle. "Aujourd'hui, c'est la frange la plus extrême des traditionalistes."

En ce qui concerne les traditionalistes, le mensuel catholique La Nef a estimé leur nombre en France à un peu plus de 50.000, pour quelque 250 lieux de culte qui proposent régulièrement la liturgie selon la forme extraordinaire - c'est-à-dire d'avant Vatican II.

Jean-Benoît Poulle évalue plutôt leur nombre entre 100.000 et 200.000. Mais si ce total paraît faible, il est à mettre en regard de "la décrue générale du catholicisme", nuance Jean-Benoît Poulle.

"Il n'y a pas une dynamique énorme mais leur part relative croît beaucoup", estime-t-il. "À l'image de la marée qui se retire, ils sont plus visibles."

D'autant que le monde traditionaliste reste une "nébuleuse" dont les frontières "ne sont pas étanches", avertit l'historien Yves Chiron, auteur d'une Histoire des traditionalistes et proche de ces milieux. Preuve en est: toutes les messes en latin ne suivent pas forcément l'ancienne liturgie et certaines messes réformées peuvent contenir du latin ou des chants grégoriens. "Il y a différents degrés dans le traditionalisme", résume Nicolas de Bremond d'Ars.

Un "conflit de génération"?

Autre illustration du phénomène: le pèlerinage de Chartres, une marche au départ de Paris organisée le week-end de la Pentecôte depuis 1993 par une association catholique traditionaliste qui réunit d'année en année davantage de pèlerins - 15.000 en 2022 - avec une moyenne d'âge de 21 ans.

C'est le cas d'Alice, 21 ans, étudiante en histoire, qui indique avoir grandi dans une famille "très attachée au rite traditionnel". Elle participe à ce pélerinage depuis l'âge de 13 ans et en parle comme d'un "grand moment de foi" qui lui "redonne de l'élan", assure-t-elle.

"Mes cinq frères et sœurs l'avaient déjà fait, c'était dans la suite logique des choses. Il y a beaucoup de jeunes, ça créé une émulation, ça nous affirme dans ce choix et ça donne de l'espoir de voir qu'on n'est pas tout seul à suivre ce rite."

Pour le doctorant Jean-Benoît Poulle, le fait que les jeunes catholiques aient grandi dans une société où le catholicisme était en perte de vitesse leur a donné "le sentiment de représenter une minorité". Ce qui aurait induit un changement dans leur manière de vivre leur foi, avec notamment une pratique plus affichée. "Pour les jeunes, il y a quelque chose de décomplexé à affirmer son appartenance religieuse, c'est presque tendance", estime-t-il.

"La messe 'tradi' apparaît comme plus neuve et la messe en français, un truc de vieux. Créant une sorte de conflit de génération qui pourrait accentuer le malaise du catholicisme."

"Depuis les années 1970, on a abandonné la tradition, les rites et les symboles aux traditionalistes", retrace Anthony Favier, coauteur de Religions et classes sociales. Pour cet historien du catholicisme, "les jeunes vont chercher le faste et la pompe qui ont été perdus", quitte à idéaliser le passé et "reconstruire une messe qui n'était pas celle d'avant le concile".

Yves Chiron, proche des milieux traditionalistes, salue pour sa part un "recentrage" du culte après une "anarchie" permise selon lui par le concile Vatican II, avec des sermons "pas d'un haut niveau spirituel", "pas toujours du meilleur goût" et s'en tenant "à des bons sentiments", estime-t-il.

"Les messes en latin, les chants grégoriens, ça n'a quand même pas la même figure que la messe en français avec des musiques pauvrettes", juge-t-il.

"Tout est plus codifié"

"Ce rite m'élève et me fait grandir dans ma foi", confesse Alice, qui témoignait un peu plus haut. "C'est tout une atmosphère qui vous transporte, l'impression d'être dans une bulle hors du temps", ajoute-t-elle. "C'est plus approfondi, un peu comme entre un hôtel une ou cinq étoiles", compare Guillaume.

À 39 ans, ce libraire parisien a suivi "tout le parcours habituel": baptême, catéchisme, scolarité dans une école catholique, première communion et confirmation. Issu d'une famille catholique pratiquante mais non traditionaliste, il ne manque pas une seule messe le dimanche, toujours célébrée selon le rite ancien.

Le jeune homme a connu un "émerveillement" en découvrant ces célébrations lors de ses études supérieures à Versailles. "Comme tout est plus codifié, on est plus attentif, il n'y a rien à inventer, pas de distraction", assure-t-il. "Le cœur et l'esprit sont plus libres pour se laisser porter par le rite."

Mais au sein de sa famille, le sujet est presque "tabou". "Ils savent que je vais à la messe 'tradi' mais ils ne m'en parlent pas et ça ne me viendrait pas à l'esprit de leur proposer. Pour eux, il y a forcément quelque chose d'idéologique." Guillaume soutient pour sa part que ce n'est pas son cas et regrette une forme de "récupération" politique de la messe tridentine.

"Certains catholiques accusent les traditionalistes d'avoir des idées très à droite, identitaires et ultra-conservatrices", évoque Jean-Benoît Poulle. "Il n'y a pas forcément de dimension idéologique derrière les questions liturgiques même s'il est vrai que les traditionalistes sont plutôt très à droite, comme la majorité des catholiques d'ailleurs."

De nombreuses enquêtes ont en effet pointé les liens entre les réseaux catholiques traditionalistes et l'extrême droite. Lors de la dernière élection présidentielle, chez les catholiques, le vote d'extrême droite était supérieur à la moyenne nationale.

Encouragés par Benoît XVI?

Quel est le rôle de l'Église dans cette dynamique? En 2007, le pape Benoît XVI autorise la célébration de la messe tridentine - un virage conservateur après l'ère Vatican II. "Il est évident que Benoît XVI a donné une pleine liberté à la messe traditionnelle, favorisant la multiplication des lieux de culte", pointe l'historien Yves Chiron.

Mais en 2021, le pape François décide de limiter fortement les messes selon le rite tridentin. Il annule ainsi l'élargissement permis par son prédécesseur qui a, selon lui, renforcé les "divergences" et encouragé les "désaccords qui blessent l'Église".

"La volonté du Vatican, c'est qu'il n'y ait qu'un seul rite, le rite moderne, et l'extinction du rite ancien", synthétise le chercheur Jean-Benoît Poulle. "Mais c'est le plus dynamique. Les évêques appliquent donc cette mesure de manière prudente et ne veulent pas rouvrir la guerre liturgique."

Nicolas de Bremond d'Ars considère même que les traditionalistes sont aujourd'hui perçus "avec une certaine faveur". En témoigne le nombre de messes célébrées selon le rite tridentin - pourtant condamné par le pape - dans le diocèse de Paris.

Dans les séminaires, les vocations sont par ailleurs davantage traditionalistes. L'année dernière, quelque 122 prêtres ont été ordonnés. Parmi eux, entre un cinquième et un quart l'ont été selon le rite ancien. "Les jeunes prêtres sont plus raides", remarque le prêtre et sociologue Nicolas de Bremond d'Ars. "Je vois de plus en plus de soutanes, c'est assez clair qu'ils cherchent à se démarquer", abonde Patrice Dunoyer de Segonzac, président des Poissons roses, un courant de chrétiens de gauche.

"Si ces derniers ne célèbrent pas la messe selon la forme ancienne, ils remettent du latin dans la liturgie avec un discours plus évangélisateur", observe le chercheur Jean-Benoît Poulle. "Et quand ils ne sont pas traditionalistes eux-mêmes, ils leur sont moins défavorables."

"Ça s'insinue petit à petit"

Cette nouvelle atmosphère "tradi", Marie-Françoise* peut également en témoigner. Cette retraitée et catholique pratiquante, membre de l'équipe liturgique - chargée de préparer les messes - de sa paroisse francilienne se souvient d'un incident "extrêmement houleux" il y a deux ans. Au cœur de la controverse: deux familles s'opposaient à ce que leurs fillettes servent la messe comme les petits garçons.

"L'une des mères en pleurait presque", raconte-t-elle. "Elle disait que les filles risquaient de distraire les garçons d'une potentielle vocation de prêtre suscitée par le service d'autel. Elle était vraiment convaincue et très émue."

Un compromis est dans un premier temps envisagé - revêtir les fillettes de capes et les reléguer à l'accueil et au placement des fidèles - avant que l'idée ne soit abandonnée. "Finalement, ces deux familles ont rejoint une autre église, plus traditionaliste. On ne les a plus revues." Une "scission" qui soucie beaucoup cette paroissienne ainsi que Claude*, son mari. "Ce n'est pas une révolution, mais ça s'insinue petit à petit."

Un "retour en arrière", déplore Patrice Dunoyer de Segonzac, des Poissons roses. "Il y a quelque chose d'infantilisant dans les célébrations traditionalistes. C'est consternant, répétitif et peu inspiré."

Au point de faire fuir les catholiques ordinaires? Le prêtre Jean-Claude Sauzet affirme que certains de ceux qu'il côtoie au sein de mouvements engagés lui ont confié avoir renoncé à se rendre à la messe et ne plus fréquenter leurs paroisses. "Ils me disent qu'ils n'ont plus rien à y faire, que les morales qu'ils y entendent ne les nourrissent pas et qu'ils ne trouvent plus leur place dans leur communauté."

Contactée par BFMTV.com, la Conférence des évêques de France n'a pas donné suite.

* Les prénoms ont été modifiés, à la demande des intéressés.

Article original publié sur BFMTV.com