"Et à la fin, ils meurent": une hilarante BD sur les contes de fées... à ne pas laisser lire aux enfants

Saviez-vous que dans la version originale du conte, les demi-soeurs de Cendrillon mutilent leurs trop grands pieds pour réussir à enfiler la fameuse pantoufle de verre? Que Le Petit chaperon rouge, trompée par le loup, dévore les entrailles de sa mère-grand? Que La Petite sirène, folle du désespoir de n'avoir pu séduire le prince, finit par se donner la mort? Si la réponse est non, c'est sans doute que les versions très édulcorées de Walt Disney l'ont emporté sur les histoires qui les ont inspirées - et qu'une session de rattrapage s'impose.

Dans la bande-dessinée Et à la fin, ils meurent: la sale vérité sur les contes de fées (Delcourt), la dessinatrice Lou Lubie remonte à la genèse de ces histoires connues de tous pour leur rendre leur acidité d'origine. Un exercice de vulgarisation dans lequel elle raconte ces versions premières mais revient aussi sur leur invention, décortique leur construction, dissèque leur symbolique et leur portée psychanalytique, théorisée notamment par Bruno Bettelheim. L'occasion de découvrir, notamment, que les contes n'ont pas toujours eu vocation à endormir les enfants: "À l'époque où ils se transmettaient de manière orale, ils s’adressaient a tout le monde, enfants comme adultes", rapporte la dessinatrice.

Après avoir traversé les générations et les frontières pendant des centaines, voire des milliers d'années, en se réinventant constamment au gré des contextes historiques et sociétaux, ces contes transmis verbalement ont été figés à l'écrit par plusieurs auteurs. Lou Lubie s'attache notamment aux versions de trois d'entre eux: l'Italien Basile (première moitié du XVIIe siècle), le Français Charles Perrault (seconde moitié du XVIIe) et les frères allemands Grimm (XIXe siècle). En les comparant, elle met en lumière la manière dont ces histoires se sont adoucies au fil du temps. Rencontre avec une passionnée, pour parler d'un livre de contes de fées à ne pas mettre entre de trop jeunes mains.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de travailler sur les contes de fée?

"J'ai toujours beaucoup aimé les contes, et j'ai grandi avec les versions écrites. Un jour, j'ai discuté avec des amis qui avaient une vision très naïve et fleur bleue des contes de fées, et je leur ai expliqué qu'ils se trompaient. Je leur ai raconté l'histoire du Nain Tracassin, un conte des frères Grimm dans lequel un nain fou de rage d'avoir perdu son pari contre une jeune fille tape si fort du pied contre le sol qu'il se le déchire en deux. Les contes de fées constituent une matière beaucoup plus riche qu'on ne le pense. C'est absurde, c'est drôle, et j'ai eu envie de le partager avec plus de monde."

Comment avez-vous procédé pour réunir toute cette matière, justement?

"Je connaissais déjà tous les contes que je raconte. C'est en me renseignant que j'ai découvert les versions pour adultes et leurs symboliques, qui avaient échappé à ma perception d'enfant - ceux de Basile, notamment. Des sujets émergeaient, beaucoup plus matures. Je suis allée creuser en réfléchissant aux auteurs, à leur époque, au contexte. Pour remonter aux origines des histoires et me pencher sur la manière dont ils se sont répandus autour du globe, j'ai travaillé avec des livres sur l'oralité et des folkloristes, dont le travail consiste à relier les versions entre elles."

C'est d'ailleurs chez Basile que Cendrillon décapite sa belle-mère...

"Exactement. Dans sa version, Cendrillon ne se retrouve dans une situation d'oppression qu'après avoir commis un crime de jalousie. C'est intéressant de constater que ça a été effacé: les versions suivantes sont beaucoup plus lisses. On peut faire le même constat avec la figure de la méchante belle-mère: dans les versions plus anciennes, c'était la mère qui était méchante. Pour la bienséance, ça a été changé; une mère méchante, ce n'est pas acceptable."

Qu'est-ce qui vous a le plus surprise en remontant le fil de l'histoire de ces contes?

"Je trouve que Perrault est assez rétrogade sur ses idées et ses morales. Et j'ai découvert que Basile, qui a écrit ses contes 50 ans plus tôt, avait un humour énorme, il charriait tout le monde, il présentait des héroïnes fortes avec du caractère et des héros qui peuvent être pathétiques ou lâches. Dans sa version de Cendrillon, elle rentre du bal quand elle l'a décidé, au moment où elle estime que ses belles-soeurs l'ont assez jalousée. J'ai trouvé génial qu'elle soit fière et arrogante, quand l'héroïne de Perrault rentre à l'heure dite, contrainte par les bonnes mœurs. Et je trouve extraordinaire que les contes aient pu être beaucoup plus libres et caustiques par le passé avant que cette dimension se perde."

Vous évoquez, justement, la dimension sexiste de certains contes, mais vous tirez la conclusion qu'ils ne sont pas pour autant inadaptés à notre époque. Pourquoi?

"C’est l'une des grosses parties du travail que j’ai mené: réussir à séparer un conte tel qu'il est relaté par un auteur et le conte d'origine, issu de l'imaginaire humain. Le Petit chaperon rouge est un bon exemple. On retient surtout la version de Perrault, qui présente un sous-texte moralisateur: les jeunes filles ne doivent pas s'écarter du droit chemin en écoutant le loup, sinon elles se font manger. C'est une valorisation de la vertu. Chez les frères Grimm, le Petit chaperon rouge est sauvée par un chasseur. Il n'y a plus cette morale mais la dimension sexiste est toujours là, parce qu'un homme salvateur vient au secours de la jeune fille. Alors que dans la tradition orale, avant que ces versions ne soient écrites, le Petit chaperon rouge s'en sort toute seule. Elle n'est ni punie, ni sauvée par un homme. De fait, le conte n'est pas sexiste en lui-même: ce sont certaines versions qui le sont. On peut être en désaccord avec les valeurs d'un auteur, sans pour autant remettre en question la validité d'un conte."

Que voulez-vous que les lecteurs retiennent?

"Je serai ravie que mon livre leur donne envie de lire des contes. Et peut-être qu'il leur permette de porter un regard plus nuancé sur ces histoires. Il y a beaucoup de polémiques aujourd'hui, sur ces contes qu'on juge dépassés. Mais c'est dangereux de porter sur les contes un regard uniquement façonné par leurs versions récentes. Les héroïnes fortes existaient déjà il y a longtemps, et elles ont été oubliées au fil des siècles. Mais elles étaient là, et elles peuvent revenir."

Article original publié sur BFMTV.com