Vingt-deuxième round : Sarkozy est-il le candidat de l’inégalité ?

Chaque semaine pendant la campagne, Yahoo! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur.fr sur un même thème. Cette semaine, Gil Mihaely de Causeur.fr et Pascal Riché, de Rue89, s'interrogent sur la taxation des riches et la notion d'égalité en général..

Sarkozy, candidat de l'inégalité au pays de la "passion de l'égalité"

Par Pascal Riché

Dans les écoles de sciences politiques, on étudiera sans doute longtemps « le coup du 75% ». Un coup électoral de génie, relevant à la fois de la prise de judo et de l'uppercut, administré sèchement par un candidat socialiste du début du XXIe siècle, François Hollande.

En une phrase, une seule, il a cassé l'entrée en campagne, pourtant tonitruante et savamment préparée, de son adversaire Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait décidé de se lancer en se présentant comme « le candidat du peuple » face au socialiste élitiste. Hollande a alors proposé de taxer à 75% les revenus qui dépassent un million d'euros par an.

Le chiffre, provocateur, a immédiatement saturé le débat public et a forcé Sarkozy et ses fidèles à se récrier : au secours, cet amateur de Hollande va faire fuir les riches ! Il ne restait plus au socialiste que de ramasser la mise : eh oui ! Le prétendu « candidat du peuple » n'a pas changé, c'est toujours le candidat du Fouquet's.

Sur TF1, mardi soir, Nicolas Sarkozy a tenté de démontrer qu'il n'était pas « le Président des riches ». Mais c'est bien trop tard.

Dans cette passe d'armes, Hollande est sûr de gagner, tant la « passion ardente pour l'égalité » (Tocqueville) est grande en France. François Hollande, dès le discours du Bourget, appuyant sur le point faible de son adversaire, a placé sa campagne sous cette étoile-là :

« Chaque nation a une âme. L'âme de la France, c'est égalité. »

Ce que Nicolas Sarkozy n'a pas compris à temps, c'est que la France souffre de cette dégradation de l'égalité, ce ciment de la République. Là réside une grande part de son impopularité. Depuis les années 80, une caste de Français très aisés capte avec bonheur les quelques fruits de la croissance, pendant que la majorité des Français souffre de maux sociaux croissants : chômage, précarité, faible pouvoir d'achat, difficultés de logement, retraites rognées...

Loin de s'attaquer au problème pendant son quinquennat, le Président a accéléré ce délitement. Comme le montre l'étude du think tank de gauche Terra Nova (immédiatement contestée par l'UMP), les ménages aisés ont reçu 18,5 milliards d'euros dans le cadre des redistributions fiscales opérées par ce gouvernement.

Les prétendues vertus des inégalités

Ces politiques inégalitaires s'appuient sur une idéologie très en vogue dans les années 80 (à droite et chez la gauche libérale de l'époque) et dont Sarkozy est le plus parfait représentant. Selon ce courant de pensée libérale, seule l'égalité des droits serait légitime. La passion égalitaire française, en revanche, serait un frein au dynamisme du pays, voire à sa vitalité démocratique.

Cette quête d'égalité serait une vieille illusion révolutionnaire et jacobine (quand elle ne serait pas un héritage de la Terreur) et il conviendrait de combattre (et donc d'accepter les inégalités) pour que la France rejoigne les rangs des nations occidentales modernes et civilisées. L'idée, c'est que l'envie (et le désir d'acquisition) est le moteur du capitalisme. Pas d'inégalités, pas d'envie ; pas d'envie, pas de croissance ; pas de croissance, pas de bien-être.

A plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy a déclaré que la France devait « régler ses comptes vis-à-vis de l'argent ». Et lorsque, cette semaine, il contre-attaque sur le thème « Hollande veut moins de riches, moi, je veux moins de pauvres », c'est aussi une façon de dire qu'il s'accommode des inégalités créées par l'enrichissement.

Une idéologie complètement déphasée

Aujourd'hui, à la différence des années 80, ces arguments libéraux sont inaudibles, même au sein l'électorat de droite. Jacques Chirac l'a bien compris dès 1995, écrabouillant le libéral Edouard Balladur sous sa campagne contre « La fracture sociale ».

L'un des conseillers de Sarkozy, le très républicain Henri Guaino, l'a compris aussi, lui qui considère, à l'instar de son mentor Philippe Séguin, que « l'égalité est la clé de voûte de la fraternité, qui est la condition nécessaire à la liberté ». Comme il doit souffrir, Guaino, aujourd'hui, en voyant son Président faire campagne sur la viande halal et le risque de fuite des riches ! N'y a-t-il pas de quoi perdre ses nerfs ?

Nicolas Sarkozy, lui, n'a jamais vraiment saisi l'importance de cet ADN égalitaire de la France. En menant sans scrupule une politique fiscale ouvertement inégalitaire, il a ouvert un boulevard à la gauche, perdant une par une toutes les élections organisées sous son quinquennat.

L'historien Emmanuel Todd peut résumer la campagne actuelle comme « un affrontement entre égalité et inégalité » qui revient, puisque l'égalité est au cœur de la culture française, à « un affrontement entre normalité et pathologie ». A la lumière de cette analyse, il n'est pas étonnant que Hollande ait choisi d'axer sa campagne à la fois sur la « normalité » et sur « l'égalité ».

Comme l'a bien montré Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage, « La Société des égaux », la France, pendant l'essentiel du XXe siècle, a vu ses inégalités décroître grâce à l'instauration de l'impôt sur le revenu, la création de la sécurité sociale, les droits des femmes, le salaire minimum, le RMI, etc.

La « normalité », c'était en France la construction progressive d'une société plus égalitaire et plus juste. La « pathologie », c'est le détricotage rapide et brouillon de cette œuvre collective. Il est temps d'en sortir.

Pascal Riché

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Aussi ennuyeuse soit-elle, la campagne présidentielle parvient quand même à dégager quelques différences idéologiques profondes entre la Gauche et la Droite, notamment sur la question de l'égalité. Comme nous avons pu le constater mardi soir sur le plateau de Des paroles et des actes, derrière le duel surjoué entre le « Président des riches » et « l'Ennemi de la finance », se cache une confrontation bien réelle entre deux visions du monde, deux conceptions opposées de l'égalité et surtout de l'inégalité.

Pour une droite qu'on peut qualifier, pour quelques mois encore, de sarkozyste ou, disons, de libérale modérée, l'inégalité en soi — contrairement à certains excès - n'est ni moralement scandaleuse ni socialement ou économiquement problématique. Au contraire, compte tenu de la nature humaine, l'inégalité peut encourager l'effort et la prise de risque et donc se révéler utile in fine. A gauche, même si la social-démocratie accepte l'inégalité, elle la conçoit comme un mal nécessaire qu'il faut essayer d'endiguer autant que faire se peut.

Ainsi, le projet sarkozyste, plébiscité par les électeurs en 2007, et sa première année de mandat s'articulaient autour d'une certaine vision de l'inégalité. Nicolas Sarkozy voulait devenir le premier président normal, c'est-à-dire le premier chef d'Etat de la Ve République à ne pas afficher un mépris aristocratique pour l'argent, à la réussite économique et à ses attributs. Du yacht de Bolloré à ses vacances américaines en passant par le Fouquet's, les Ray Ban et l'usage du portable, le président renvoyait clairement au message de Guizot : « Enrichissez-vous ! ». En ajoutant, à la différence du très protestant président du Conseil de Louis-Philippe, « Jouissez-en sans complexe » ! Le peuple, laissait entendre Sarkozy, préfère être riche que pauvre et ne pense plus que la propriété, c'est le vol.

Une fois ce postulat posé, sa stratégie coulait de source : pour stimuler la croissance, il faut valoriser la réussite, désigner les entrepreneurs comme les modèles à suivre, injecter du sang neuf à l'élite française et remettre en marche l'ascenseur social. C'était tout le sens du bouclier fiscal et du discours qui l'accompagnait. À sa grande surprise, Nicolas Sarkozy a rapidement découvert que les Français, y compris nombre de ceux qui l'avaient élu, rejetaient ce message.

Plusieurs mois avant le début de la crise, le rejet massif par l'opinion du très libéral rapport Attali lui a signalé qu'en dépit de sa légitimité de président récemment élu, sa marge de manœuvre était minime. A l'été 2008, la crise des subprimes s'est propagée, mettant Sarkozy dans la situation gênante d'un chef d'Etat ayant réduit aboli le service militaire quelques mois avant le déclenchement d'une guerre inattendue. Loin de pouvoir démontrer son efficacité dans la durée, le bouclier fiscal a créé un incontestable manque à gagner, privant l'Etat de précieuses recettes au pire moment d'une crise qui lui aura été finalement très coûteuse. Faute de temps, le bienfondé du bouclier fiscal n'a donc jamais pu être confirmé ou infirmé puisque ce dispositif s'est retrouvé prématurément balayé par un tsunami économique.

Aujourd'hui, nous sommes face aux mêmes questions et aux mêmes choix. Dans un moment de crise, de chômage et d'endettement, un effort exceptionnel et justement partagé est sans aucun doute nécessaire. Mais de la même manière que des réquisitions, légitimes et nécessaires en temps de guerre, ne peuvent pas perdurer durablement en temps de paix, crier haro sur les riches ne sert pas intrinsèquement l'intérêt général. Surtout dans un pays où la réussite économique reste plus que jamais suspecte.

Plutôt qu'une égalité mythique, une politique équitable devrait tendre à la baisse du nombre de pauvres grâce à l'Etat-Providence. Mais attention, il faut impérativement que cet Etat-Providence soit financé par les fruits de la croissance plutôt que par l'endettement. Faire l'inverse a été l'erreur fatale de la Grèce, que ses citoyens paient aujourd'hui au prix fort. Or, ce n'est pas en tirant les plus forts vers le bas qu'on aidera les plus faibles. Certes les cris d'orfraie des footballeurs ou des chanteurs sont risibles. S'ils s'exilent vers Londres ou Gstaadt, ce ne sera pas exactement pareil que Victor Hugo contraint de trouver asile à Guernesey

Mais si Marseille peut se passer d'André-Pierre Gignac et mes tympans de Johnny Hallyday, la France, elle, n'a pas vraiment intérêt à voir partir ailleurs un Franck Riboud ou un Bernard Arnault sauf à souhaiter qu'un jour, Danone et LVMH prennent eux aussi le chemin de l'exil…
Gil Mihaely

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