Dix-huitième round : faut-il supprimer la Cour de Justice de la République ?

Chaque semaine pendant la campagne, Yahoo! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur.fr sur un même thème. Cette semaine, Rodolphe Bosselut de Causeur.fr et Pascal Riché, de Rue89, analyse la proposition faite par François Hollande de supprimer la Cour de Justice de la République.

CJR : Hollande ne va pas jusqu'au bout du raisonnement

Par Pascal Riché

En écoutant la dernière idée de François Hollande, le cœur républicain d'Henri Guaino, conseiller du président de la République, s'est emballé. Le candidat socialiste s'en prend aux institutions de la République, a-t-il tonné sur Europe 1 :« Moi, je suis un républicain, et je suis toujours violemment opposé à cette volonté qu'ont certains de détruire pas à pas toutes les institutions, tous les principes et toutes les valeurs de la République. Du modèle républicain. »

Ainsi, le favori des sondages serait une menace pour nos institutions et on ne nous en aurait rien dit ? Qu'envisage donc le socialiste ? D'amputer un peu plus les maigres pouvoirs du Parlement ? De déclencher l'article 16 de la Constitution ? De restaurer le catéchisme dans les écoles publiques ?

Non, rassurez-vous. François Hollande propose simplement de supprimer la Cour de justice de la République (CJR), chargée de juger les actes des ministres commis dans l'exercice de leur fonction. Selon le candidat socialiste, cette Cour, créée par une loi de 1993, composée très majoritairement de parlementaires, est un privilège peu justifié, dont le résultat est de couper davantage les gouvernants du peuple. Il estime que les ministres, lorsqu'il s'agit de justice pénale, sont des citoyens comme des autres.

« Pas des citoyens comme les autres »

Proposer sa suppression, a priori, est tout ce qu'il y a de plus compatible avec les valeurs républicaines. Et franchement, l'enjeu n'est pas gigantesque dans cette campagne. Dès lors, quelle mouche a donc piqué Guaino ?

Il s'en explique :

« Dans l'exercice de leur fonction, [les ministres] ne sont pas des citoyens comme les autres. Ils sont ministres, ils incarnent l'État et donc ils ont une justice spécifique. »

Cette justice d'exception vise, dit-il à « protéger la souveraineté de l'État ». C'est cela qui serait « républicain ».

Ce qu'en disait Montesquieu

J'ai un peu de mal à suivre cette logique. Les défenseurs de la CJR invoquent parfois Montesquieu : n'est-ce pas lui, le formidable théoricien de la séparation des pouvoirs, qui a le premier prôné un tel privilège judiciaire ? Hum... Voyons ce qu'il a écrit sur le sujet :

« Les nobles... doivent, dans un état libre, être jugés par leurs pairs. »

Pour Montesquieu, on ne pouvait laisser le Tiers-Etat juger la noblesse. Il fallait protéger celle-ci des jalousies du peuple, en instaurant un tel privilège de juridiction. La Cour de justice de la République s'inscrit en réalité dans cette tradition, plus aristocratique que « républicaine » : il s'agit avant tout, pour les politiques, de se protéger en se jugeant mutuellement, entre « pairs » — sauf bien-sûr quand il s'agit d'actes purement personnels. Mais comme le relève Hollande, cette justice de l'entre-soi est préjudiciable à l'image de la politique.

Ce qui également est peu républicain dans l'affaire, c'est la confusion des genres et des pouvoirs. Et à l'évidence, faire juger des ministres, sur la base du droit pénal, par des parlementaires, n'est pas la panacée.

Le symptôme d'un dérèglement

C'est en tout cas l'avis de Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'université de Paris-I, ex-membre du Conseil de la magistrature. Il publie cette semaine « Le Consulat Sarkozy », chez Odile Jacob, dénonçant le bricolage des institutions sous Sarkozy.

Il m'explique que selon lui, la CJR créée après l'affaire du sang contaminé, est le symptôme d'un dérèglement de notre République : sa présidentialisation excessive a réduit à néant la responsabilité politique, et on lui cherche des substituts. « Le fonctionnement déséquilibré de la Ve République a conduit à une "pénalisation" de la vie politique : à mélanger politique et droit », résume-t-il.

Tout serait plus clair et plus simple si :

_ la responsabilité pénale des ministres (en cas de corruption, diffamation, etc.) était du ressort de la justice pénale, y compris dans l'exercice de leurs fonctions ;

_ leur responsabilité politique était soumise au contrôle du Parlement.

Il faut donc, pour résoudre vraiment le problème soulevé par Hollande, commencer par corriger ce déséquilibre. Par exemple en donnant plus de pouvoir à l'opposition à l'Assemblée nationale et en introduisant le scrutin proportionnel pour assurer une meilleure pluralité des opinions.

En proposant de corriger la Cour de justice de la République, le candidat socialiste ouvre une voie intéressante, qu'il est un peu absurde de dénoncer comme un attentat contre la République. Mais il ne va pas assez loin dans son raisonnement : s'il en déroule la pelote jusqu'au bout, c'est vers le projet de VIe république qu'il aboutira.

Pascal Riché

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Rendons justice à la CJR !

Par Rodolphe Bosselut

Supprimer la Cour de Justice de la République (CJR) instaurée en 1993, voilà une réforme que François Hollande se devait de porter. D'abord parce qu'elle symbolise sa passion sans cesse rabâchée pour l'égalité. Le mot d'ordre est lancé : dorénavant les ministres seront soumis aux juridictions de droit commun, comme les citoyens lambda. Bref une présidence normale suppose un gouvernement non moins normal. Il y a une forme de cohérence hollandiste sur ce point.

Des esprits chagrins pourraient cependant y voir planer comme un léger parfum de démagogie, sur le thème "Pas de dérogation, ils seront jugés comme les autres et d'abord au nom de quoi ils bénéficieraient d'un traitement de faveur ? Non mais!! Les privilèges ont été abolis le 4 août 1789 !! ". Sauf qu'il faut rappeler que la CJR juge les crimes et délits commis par les ministres dans l'exercice de leur fonction et que Monsieur Tartempion, qui mérite assurément toute notre considération, ne représente pas le pouvoir exécutif.

Or la CJR n'immunise pas les ministres contre les poursuites. La Loi constitutionnelle de 1993 qui a instauré la CJR, en lieu et place de la Haute Cour de Justice, a voulu précisément que les citoyens puissent la saisir, alors qu'auparavant seuls les parlementaires étaient habilités à le faire. Seule restriction, le législateur a mis en place un dispositif de filtres qui permet de s'assurer que les plaintes ne seront pas instrumentalisées pour nuire au pouvoir exécutif. Une sorte de garantie dans l'exercice des pouvoirs.

Même le Syndicat de la magistrature (SM) qui soutient la réforme préconisée par la gauche, reconnaît à mi-mot qu'il faudra conserver un petit filtre (sic), en l'occurrence une "Commission des requêtes composée de magistrats du siège pour éviter une déstabilisation des membres du gouvernement par une plainte abusive"....

Bref la même chose qu'à l'heure actuelle, mais en mieux sans doute.... On peut douter de l'intérêt de changer un système pour lui substituer quelque chose d'approchant ou de similaire.

L'autre avantage de cette réforme pour un candidat, est de se présenter, à peu de frais, comme le pourfendeur de la partialité supposée de cette pauvre CJR composée, rappelons-le, de douze parlementaires et de trois magistrats du siège à la Cour de Cassation. Haro sur la justice de classe ou de caste qui aurait pondu des décisions de complaisance ou anormalement indulgentes. Ségolène Royal, Laurent Fabius et Georgina Dufoix, qui ont fait l'objet de décisions de relaxe, apprécieront....

Surtout il y a une bien mauvaise manière à présenter les décisions condamnant MM. Michel Gilibert, Charles Pasqua ou Edmond Hervé comme étant moins répressives que celles qui auraient pu être rendues par un tribunal ordinaire.... Qu'en sait-on ? On se plaint suffisamment à gauche de la tendance de Nicolas Sarkozy à dénoncer l'indulgence prétendue de la justice, pour ne pas en rajouter sur ce thème, non ?

Il faut en outre rappeler que l'élection à la CJR des neuf parlementaires qui y siègent se fait à chaque renouvellement, général ou partiel, de l'Assemblée Nationale ou du Sénat, ce qui rend très aléatoire une "composition favorable" le jour de l'audience, plusieurs années après les faits. Là se situe sans doute le principal reproche que l'on peut objectivement faire à la CJR: son train de sénateur dans l'instruction et le traitement des affaires, alors qu'elle ne croule pas sous les saisines... Mais bon, il faut reconnaître qu'en la supprimant on évitera qu'à l'avenir, elle perde du temps.

Enfin cette réforme ne pourra qu'emporter les suffrages de tous puisqu'elle ne coûte rien en termes de financement public et qu'avec un peu de chance elle réalise peut-être une économie. Finis les frais de restaurant quand on délibère entre la poire et le fromage. Voilà qui va rallonger la liste (minuscule pour l'instant) des coupes budgétaires envisagées par le candidat socialiste qui, curieusement, n'est pas très prolixe sur le sujet…

Toute idée jetée dans la campagne ne fait pas une réforme, ou pour dire les choses autrement, il ne suffit pas d'égrener pour chaque thématique une proposition pour construire un corpus présidentiel. Mais à court terme l'avantage tactique d'une telle annonce un brin démagogique, c'est que les bienfaits que l'on peut en retirer sont largement supérieurs aux objections qu'on peut lui opposer. Nul ne voudra mourir pour la CJR et ce n'est pas demain la veille qu'une vague d'indignation va secouer le pays en appelant à son maintien. Je n'imagine personne porter sur le revers de sa veste un pin's "Touche pas à ma CJR !".

Tout ceci ne m'empêchera pas de rappeler à François Hollande qu'il est en train de détricoter pas non une affreuse loi liberticide sarkozyte, mais une réforme tardive de François Mitterrand, qui, il est vrai, ne se voyait pas tout à fait comme un Président normal...

Rodolphe Bosselut

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