Que veut dire « être amis » à l’ère d’Instagram ?

Les amitiés de jeunesse s'écrivaient autrefois dans les cours d'école ou sur les terrains de sport, lors d'un goûter d'anniversaire ou une colonie de vacances. Mais à coup de « tchats  » et de « likes », les réseaux sociaux font bouger les lignes. Comment les enfants et les adolescents définissent-ils et considèrent-ils l'amitié aujourd'hui ? De la psychologie à la sociologie, les chercheurs tentent de percer dans cette série « les lois de l'amitié ». Après un premier épisode sur l'importance des amitiés adolescentes, regard sur l'impact des réseaux sociaux sur la sociabilité des jeunes.


L’adolescence correspond à une période de changements profonds, tant sur le plan biologique que social, pendant laquelle le jeune se détache progressivement de sa famille pour construire un monde plus personnel, séparé des parents, en intégrant un nouveau groupe de pairs.

L’amitié à l’adolescence est alors faite d’intimité, de partage des sentiments, de communion d’idées et non plus seulement d’activités partagées comme lors de l’enfance.

Si les relations se créent souvent dans le cadre scolaire, les réseaux sociaux numériques suscitent de nouvelles formes de liens, où la frontière entre « vie réelle » et virtualité s’estompe. Avec Internet, les adolescents peuvent raconter leurs amitiés sur des blogs, rester en contact avec leurs amis par messagerie instantanée, donc sans limite spatiale ni temporelle. Certains se diront même amis avec des personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées, d’autres auront recours à des avatars pour mieux s’exhiber ou se cacher.

Apparition du « friendling »

Selon l’étude Find your Tribe publiée en 2020, alors que 13 % des Français interrogés déclarent préférer avoir des amis virtuels plutôt que physiques, la proportion monte à 20 % pour les millennials. C’est comme si, plus on avait « d’amis 2.0 », plus on se sentait exister.


À lire aussi : Comment les adolescents construisent-ils leur identité avec YouTube ?


Ces liens noués entre deux « profils » amènent à un nouveau type de relation, spécifique au monde du web et des réseaux sociaux – le friendling. Celle-ci est bien distincte de l’amitié telle qu’on la connaît, qui, selon le Antonio Casilli, sociologue, se fonde sur un échange mental, moral mais aussi physique.

46 % des adolescents trouvent globalement plus facile de créer des amitiés en ligne plutôt que dans le monde physique, alors que les Français sont 35 % à le penser. Ces chiffres suggèrent que les adolescents ont à la fois besoin de contrôler leur identité et appréhendent les relations humaines. Le virtuel pourrait ainsi les aider à dépasser leurs peurs mais réduire leur implication véritable dans la relation amicale. Une autre étude que j’ai conduite auprès de 400 adolescents français a mis en avant aussi des différences selon les genres. Si les adolescentes ont un vrai penchant pour les interactions réelles, leurs camarades masculins, eux, ont tendance à favoriser Internet.

Importance du cadre scolaire

Les questionnaires utilisés classiquement en marketing ne permettent pas de rendre compte de la réalité des amitiés au quotidien puisqu’ils partent de la manière dont l’adolescent se perçoit lui-même dans son groupe de pairs plutôt que de considérer sa position réelle et objective : est-il isolé ou intégré ?

[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui.]

Pour mieux identifier les différents liens d’amitié, une méthode ethnographique a donc été menée auprès de 145 adolescents, en participant à deux voyages de classes d’une semaine chacun. Le voyage scolaire rompt avec une vision découpée des temps sociaux des adolescents et l’observation participante s’est avérée comme celle où l’adolescent est le plus naturel dans son groupe de pairs.

La plupart des adolescents nouent les amitiés qui comptent le plus dans le cadre de leur scolarité, ce qui montre l’importance du temps passé ensemble. Les affinités les plus proches se forment surtout avec des personnes de leur classe, et de même sexe. Enfin, les groupes d’amis qu’on repère paraissent structurants et stables puisqu’on les retrouve lors des différentes situations (choix des tablées pour les repas, shopping, attribution des places dans le bus, attributions des chambres et des lits dans les dortoirs, constitution des groupes pour les visites, le sport…).

La méthode d’analyse des réseaux sociaux s’est avérée comme une méthode pertinente pour identifier les différents liens d’amitié au sein d’une classe. Un échantillon de 1000 adolescents, âgés de 12 à 18 ans, répartis dans 30 classes, devait répondre à la question suivante : « Avec qui es-tu le plus souvent en classe ? Cite au maximum cinq noms ».

À l’aide du logiciel d’analyse UCINET, la méthode a permis de reconstituer les graphes représentant les liens d’amitié des adolescents au sein de chacune des classes. À chaque fois qu’un adolescent avait déclaré être souvent avec une autre personne de sa classe, ce lien était représenté par une flèche allant de l’émetteur (celui qui donne des noms) au récepteur (celui qui en reçoit) pour constituer le graphe d’une classe.

Les résultats ont montré des différences selon le genre : alors que les garçons ont la volonté de développer un maximum de liens avec les membres du réseau, les filles, quant à elles, cherchent davantage à développer des relations de proximité avec les autres.

Activités communes

Quelle que soit la manière dont les relations évoluent avec les réseaux sociaux, la figure du « meilleur ami » reste importante à l’adolescence puisqu’elle procure un soutien significatif dans le processus d’émancipation des parents. L’incontournable « meilleure amie » est surtout l’affaire des filles. On se rappelle combien la jeune Anne Franck a souffert, adolescente, de ne pas avoir d’amie à qui se confier. C’est pourquoi, quand, pour échapper aux persécutions nazies, Anne va se retrouver confinée, dans sa cachette, elle s’inventera aussitôt une amie de cœur, Kitty, avec laquelle elle conversera dans son célèbre Journal.

La plupart des études montrent que les jeunes filles se font plus de confidences que les garçons, lesquels accordent une préférence aux activités communes et à la « rigolade » (le « délire » entre potes »). Une étude, réalisée auprès de plus de 150 adolescents, issus de milieux différents et interrogés annuellement sur une période de 10 ans (de leur 15 à 25 ans), a montré que les adolescents ayant privilégié les amitiés proches montraient peu d’anxiété sociale et une bonne confiance en eux, ainsi qu’un taux bas de risques de dépression. L’amitié joue un rôle central dans le développement de la personnalité de l’adolescent.


À lire aussi : L’adolescence, un âge d’or pour l’économie du partage ?


On sait que les garçons ont la particularité de déambuler en bandes. Les filles préfèrent, quant à elle, se retrouver en plus petits groupes, de 3 ou 4 copines, pour lesquels les phénomènes d’entrainement sont moins sensibles (ce qui ne signifie pas que la pression du petit groupe soit plus forte, dans d’autres situations). Si les filles continuent à se réunir et à sortir plutôt en petits groupes, les plus jeunes d’entre elles, comme les garçons, se regroupent parfois en tribus, comme les gothiques. La bande, à travers les normes auxquelles ses membres adhèrent, est également vectrice d’une culture qui lui est propre : des centres d’intérêt spécifiques, des valeurs communes, des codes vestimentaires, un langage particulier…

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

Lire la suite:

  • Grandir avec Internet : les atouts de la culture participative pour les ados

  • À l’adolescence, une pédagogie de l’argent de poche ?