Sur X, l'émergence d'un nouveau réseau d'influence pro-Emirats et pro-Azerbaïdjan
Un réseau coordonné de faux comptes, actifs sur X dans une dizaine de langues dont le français, multiplie depuis cet été des messages en faveur des Emirats arabes unis et de l'Azerbaïdjan. Mise au jour par le collectif Antibot4Navalny qui traque les opérations d'influence sur X, cette nébuleuse est composée de profils hétéroclites qui publient sur des sujets clivants, en fonction du pays visé. Si les responsables et objectifs précis de l'opération restent inconnus, les deux seuls pays régulièrement encensés sont les hôtes de la précédente et prochaine COP, les Emirats et l'Azerbaïdjan.
Les Emirats arabes unis, "voilà un exemple à suivre" : depuis quelques mois, les messages vantant les mérites de la monarchie pétrolière, mais aussi de l'Azerbaïdjan, fleurissent sur X, distillés par une nouvelle armada de comptes cherchant à se faire passer pour d'authentiques utilisateurs du réseau social.
Les instigateurs et les objectifs précis restent à déterminer, mais le procédé, dopé à l'intelligence artificielle (IA), coche toutes les cases d'une campagne d'influence coordonnée, à l'image de celles souvent attribuées ces dernières années à la Russie (comme Matriochka, qui interpelle les médias sur des sujets de désinformation créés de toutes pièces ou Doppelgänger, qui copie des sites de médias occidentaux, ou encore CopyCop, qui utilise de l'IA pour alimenter de faux sites), mais avec un nouveau degré de sophistication.
"Français, déçus et las de ces débats interminables, il est temps de réfléchir à une alternative, tel (sic) que les Émirats Arabes Unis, où les conditions d'affaires sont réellement attractives", écrit par exemple l'un des comptes de cette nébuleuse, que l'AFP a analysée pendant plusieurs jours.
Selon Antibot4Navalny, qui traque les opérations d'influence sur X et a repéré cette campagne en collaboration avec le collectif SourcesOuvertes, il s'agit d'un réseau d'au moins 2.300 comptes actifs dans près d'une dizaine de langues dont l'anglais -principalement utilisé-, le français, l'espagnol, l'allemand ou encore le polonais (liens archivés ici et là). Certains peuvent atteindre quelques centaines de followers.
Pour gagner en crédibilité et en visibilité, ils commentent surtout des publications de médias reconnus, y compris locaux, ou de comptes influents. S'ils postent sur des sujets très variés, tous ont un point commun : présenter systématiquement les Emirats et l'Azerbaïdjan de façon positive, vantant particulièrement leur environnement économique.
Ils ont aussi en commun d'exprimer un "désir de changement des élus, des institutions établies" dans les pays occidentaux, avec les Emirats désignés comme "la meilleure alternative", a souligné Antibot4Navalny dans une série de messages publiés le 31 octobre sur X (lien archivé ici).
Certains comptes véhiculent des messages directement politiques, comme par exemple "le Haut-Karabakh est une partie de l'Azerbaïdjan", ou Bakou a "le droit de récupérer ses territoires occupés". D'autres multiplient les messages en soutien aux athlètes azerbaïdjanais.
Continuité d'opérations d'influences
Pour Camille Lons, directrice adjointe du Conseil européen pour les relations internationales et spécialiste des pays du Golfe, le principe de cette opération s'inscrit dans une continuité (lien archivé ici).
Les campagnes d'influence sur les réseaux sociaux ont depuis plusieurs années "été identifiées par les pays du Golfe comme un outil géopolitique de plus en plus utilisé, de plus en plus important à maîtriser et sur lequel ils se forment", décrit-elle le 4 novembre auprès de l'AFP.
Elle rappelle que de telles opérations sont déjà en place, notamment dans le cadre de conflits de puissances régionales entre les Emirats et le Qatar, et peuvent être "remodelées en fonction de l'actualité géopolitique", notamment "pour promouvoir un agenda plus géoéconomique et donc par exemple promouvoir les Emirats comme une destination économique et touristique importante" (lien archivé ici).
Colin Powers, coordinateur scientifique du programme de recherches pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du nord) de l'organisme de recherches Noria, estime que l'opération actuelle peut être vue comme "une évolution naturelle" de campagnes passées qui s'organisaient autour d'"objectifs politiques directement définis" (lien archivé ici).
"Si vous disposez des technologies, vous pouvez les utiliser, au-delà de contextes de guerres ou de conflits, de manière plus générale et plus discrète pour vous présenter et donner une bonne image de vous", détaille-t-il le 5 novembre à l'AFP.
Les stratégies d'influence numériques favorables aux Emirats ne sont, pour les chercheurs interrogés par l'AFP, aujourd'hui pas encore au niveau de celles d'autres pays comme la Russie ou Israël.
Mais elles permettent de mettre en avant "une image très attractive pour les Européens et les Occidentaux en général", qui constitue "une sorte de maquillage" pour distiller une influence sur d'autres sujets, détaille Sébastien Boussois, chercheur en géopolitique et collaborateur scientifique à l'équipe Sécurité Défense du CNAM (lien archivé ici), à l'AFP le 4 novembre.
"Ces stratégies de 'soft power' permettent de faire passer un agenda un peu plus offensif en termes de 'hard power', que ce soit militaire ou politique, à travers l'influence des Emirats sur un certain nombre de pays dans la région, sur l'étouffement des printemps arabes, sur le soutien au retour d'un certain nombre de dictateurs au Moyen-Orient et en Afrique", détaille le chercheur, également auteur du livre "Les Emirats Arabes Unis à la conquête du monde" (lien archivé ici).
De telles campagnes peuvent aussi contribuer à "mettre un peu en veilleuse les critiques sur toutes les politiques nationales qui sont critiquables dans des pays comme les Emirats ou l'Azerbaïdjan, dont celles sur les droits de l'Homme", estime aussi Thibaud Voïta, chercheur associé à l'IFRI et conseiller à l'Institut Jacques Delors, auprès de l'AFP le 5 novembre (lien archivé ici).
Sollicitées par l'AFP, les autorités émiraties n'ont pas donné suite dans l'immédiat.
Hôtes des COP
Cette campagne intervient aussi alors que les Emirats et l'Azerbaïdjan ont été choisis pour accueillir les COP28 et COP29, cette dernière s'ouvrant le 11 novembre à Bakou (liens archivés ici et là).
Si le choix d'organiser ces conférences sur le climat dans ces pays pétroliers a été critiqué par des ONG de défense de l'environnement, les comptes derrière l'opération vantent, eux, l'initiative (lien archivé ici).
Ce n'est pas une première : en 2023, peu avant le lancement de la COP28 à Dubaï, des dizaines de faux profils avaient déjà applaudi les actions des Emirats "en faveur du climat" (lien archivé ici).
Et à l'approche de la COP29, une vague de centaines de comptes promouvant son hôte azerbaïdjanais a été révélée par Marc Owen Jones, professeur associé à l’université Northwestern au Qatar, comme l'a aussi rapporté le Washington Post (liens archivés ici et là).
Ces conférences sont devenues une cible de choix pour des campagnes de "valorisation" sur ces réseaux sociaux ces dernières années, analyse Thibaud Voïta : "les COP gagnent de l'importance et sont considérées comme des événements internationaux majeurs par les pays hôtes", qui peuvent en profiter pour tenter de se mettre en avant, et ce en particulier dans un contexte de "perte d'influence internationale de l'Europe".
L'organisation des COP peut ainsi devenir pour des pays comme les Emirats ou l'Azerbaïdjan un autre vecteur de "soft power", via leur promotion sur les réseaux sociaux qui permet de "marginaliser les attaques" en occupant l'espace numérique positivement, développe le chercheur.
Outre les intérêts communs des deux pays en matière de préservation de leurs ressources pétrolières, Colin Powers rappelle aussi que "les relations entre les Emirats arabes unis et l'Azerbaïdjan se sont récemment considérablement améliorées, en parallèle de celles entre les Emirats arabes unis et la Turquie, qui a traversé une période difficile ces dernières années et que les Emirats ont aidée", soulignant également que, début 2024, le président émirati s'était rendu à Bakou pour effectuer une rare visite officielle (lien archivé ici).
Faire "vrai"
Le mode opératoire de l'opération en cours est plus insidieux que ce qui a été observé dans des campagnes passées visant les COP : les profils sont élaborés, ont des "centres d'intérêts" variés et se présentent comme "agriculteur", "défenseur de l’environnement" ou encore "philosophe, fan de football".
L'objectif en général d'un procédé de ce type, "c'est d'arriver à avoir une légitimation du compte, c'est-à-dire (...) qu'il va être repris par des vraies personnes potentiellement, qui bénéficient d'une audience ou d'une caisse de résonance", explique Christine Dugoin-Clément, chercheuse à l'IAE Paris-Sorbonne, le 30 octobre à l'AFP (lien archivé ici).
Et cela semble fonctionner, au moins partiellement : parmi ceux qui suivent certains de ces faux comptes, l'AFP a pu identifier plusieurs personnes réelles, actives sur X sur des sujets similaires à ceux mis en avant par les faux profils.
Pour faire plus "vrai", les contenus relayés par ces profils sont aussi adaptés en fonction du pays : en France, certains comptes critiquent ouvertement la politique d'Emmanuel Macron ou réagissent à des interventions de certaines personnalités politiques, souvent classées à droite voire à l'extrême droite.
Ces publications, qui visent d'autres pays comme l'Espagne et l'Allemagne, comportent cependant plusieurs indices permettant d'affirmer que ces profils ne sont pas authentiques.
Par exemple, tous ont commencé à être actifs au même moment, à l'été 2024, alors qu'ils avaient été créés plusieurs mois plus tôt. Ils abordent aussi "des thèmes récurrents, dont certains apparaissent dans plusieurs langues", a expliqué à l'AFP le collectif Antibot4Navalny.
Nombre d'entre eux utilisent des images générées par intelligence artificielle (IA) et un même profil réutilise très souvent les mêmes formulations dans ses messages. Certains mots étrangers (caractères chinois et japonais, lettres des alphabets arabe et cyrillique au beau milieu de messages en français par exemple) ou incongrus se glissent aussi parfois dans les publications.
Utiliser l'IA "réduit le coût d'entrée de ce type d'opérations", observe Christine Dugoin-Clément.
Une opération surveillée par les autorités françaises
Même si l'impact et l'origine de ces publications restent difficiles à mesurer, l'opération a éveillé l'attention des autorités françaises, a appris l'AFP auprès de sources sécuritaires.
Elles ont relevé que "le mode opératoire utilisé nécessite l'engagement de moyens financiers conséquents permettant tout à la fois la gestion d'un nombre important de comptes, l'adaptation des publications aux contenus et pays ciblés, ainsi que l'adoption de comportements permettant de contourner la politique de modération de la plateforme X".
Selon ces mêmes sources, "une intensification notable" de l'activité de ces comptes a aussi été notée "à compter de la mi-octobre".
Il est commun pour une telle campagne d'être plus ou moins active selon les opportunités visées par ceux qui la mettent en place, selon Christine Dugoin-Clément : "quand vous êtes sur de l'influence, vous êtes sur quelque chose de très fluide qui peut s'étaler dans le temps".
"En fonction de l'émergence d'autres événements, d'autres problèmes, d'autres crises, l'opération sera simplement réorientée afin de protéger et de promouvoir les intérêts des Emirats arabes unis dans ce nouveau contexte", abonde aussi Colin Powers.
C'est pourquoi la nébuleuse de comptes variés installés "pourra permettre d'être opportuniste en fonction soit des besoins, soit de l'actualité", détaille-t-elle.
En novembre 2023, un rapport de Viginum, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères, avait accusé des acteurs liés à l'Azerbaïdjan d'avoir mené une campagne de manipulation ciblant les Jeux olympiques de Paris.