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Des victimes droguées par leurs agresseurs: la soumission chimique, un phénomène "sous-diagnostiqué"

574 cas de
574 cas de

L'affaire a suscité effroi et dégoût. Une femme d'une soixantaine d'années a été droguée par son mari pendant une dizaine d'années pour la livrer, à son insu, à des hommes pour des relations sexuelles. Cette histoire particulièrement sordide est d'une gravité inédite mais cache en réalité un phénomène de "soumission chimique" bien plus fréquent.

"Il y a un énorme chiffre noir de la soumission chimique", car le phénomène" n'est pas assez connu", assure auprès de BFMTV.com Me Caty Richard, l'avocate de cette femme victime de son mari.

Outre cette affaire, depuis la rentrée universitaire, les témoignages se multiplient pour évoquer l'ingestion de GHB lors de soirées festives comme à Bordeaux, Montpellier, Avignon ou Tours. Les autorités locales ont ouvert des enquêtes, comme à Grenoble, où une école de management a alerté sur une possible circulation de la "drogue du violeur" lors de trois soirées étudiantes organisées au début du mois.

Pas seulement des violences sexuelles

Selon la définition retenue par les scientifiques, la soumission chimique est le fait d'administrer une substance psychoactive - qui influe sur l'activité mentale - à une personne à son insu dans le but de la maîtriser à des fins délictuelles ou criminelles. Plus connue dans le contexte des soirées festives ou étudiantes où le phénomène reste le plus fréquent, la soumission chimique est également une réalité dans le contexte familial.

"Ce n’est pas quelque chose de rare et ne concerne pas seulement les violences sexuelles", confirme Marc Deveaux, responsable d’un laboratoire d’analyses de toxicologie médico-légales.

Lui affirme réaliser des analyses pour des suspicions de soumission chimique toutes les semaines: "Ça peut être une femme qui séduit un homme âgé et se rend chez lui pour le dépouiller, ça peut être des gens qui apportent des gâteaux bourrés de tranquillisants." "C'est aussi une mère qui donne des médicaments à ses enfants pour qu'ils dorment ou le mari qui shoote sa femme pour pouvoir sortir avec ses copains", complète Me Caty Richard.

"Phénomène sous-diagnostiqué"

Le phénomène est pourtant difficile à appréhender, de par son principe même. "Dans le cas d'une soumission chimique, la victime est sédatée, quand elle se réveille, il faut du temps pour qu'elle comprenne qu'il s'est passé quelque chose", commente le docteur Jean-Emmanuel Remoué, médecin à l'unité médico-judiciaire au Centre hospitalier Mémorial de Saint-Lô, dans la Manche. "C’est très difficile à détecter car le temps est compté dans ce genre de cas."

Très difficile à comptabiliser aussi. Le ministère de l'Intérieur ne diffuse pas de données concernant les infractions commises avec l'administration de substances chimiques comme circonstance aggravante.

L'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) réalise une étude depuis le début des années 2000. La dernière enquête date de cette année et recense les cas de soumission chimique en 2019 remontés par les laboratoires d'analyse: 574 cas ont été recensés soit une augmentation de plus de 16% par rapport au précédent rapport datant de 2018. La victime "type" reste la jeune femme victime d'agression sexuelle.

"C'est un phénomène sous-diagnostiqué car en tant que médecin légiste on ne voit que les victimes qui portent plainte", reconnait le docteur Johnny Thibaudeau, médecin légiste à l'unité médico-judiciaire de Laval. Le médecin explique toutefois noter dans son rapport transmis aux enquêteurs qui ont enregistré la plainte que la personne a évoqué un trouble de la mémoire pour les aiguiller.

Des prélèvements effectués trop tard

Se pose également le problème de la détection des substances chimiques qui s'évaporent rapidement de l'organisme - le GHB, la fameuse "drogue du violeur", disparaît "du sang en cinq heures et des urines en dix heures", rappelle ainsi l'Académie nationale de médecine dans un article publié en 2010. Or, le temps que la victime prenne conscience qu'il lui est arrivée quelque chose, qu'elle envisage de porter plainte... Les prélèvements sont souvent effectués trop tardivement dans les laboratoires de biologie médicale, plus de 12 heures après l'ingestion de la substance, voire parfois 48 heures après.

À l'unité médico-judiciaire de Bondy, en Seine-Saint-Denis, les victimes de violences sexuelles peuvent désormais se présenter sans avoir porté plainte au préalable. "À partir du moment où il y a des troubles de la mémoire, quand on a une histoire évocatrice, on teste la personne. C’est un prélèvement qu’on fait le plus vite possible", explique le docteur Patrick Chariot, chef de service à l'UMJ de l'hôpital Jean-Verdier à Bondy.

Mais malgré tout, il reconnaît qu'ils ne peuvent faire d'analyses à chaque fois en raison de ce court délai. Les prélèvements concernant une suspicion de soumission chimique représentent ainsi 20% des analyses réalisées à l'UMJ de Bondy, "notamment parce que plus de la moitié des personnes ne viennent pas dans un délai compatible avec une détection d’une soumission chimique".

Le Dr Patrick Chariot détaille également que dans les cas avérés "les substances que l'on va le plus trouver ce sont des tranquillisants car ils restent plus longtemps dans l’organisme". Des substances qui peuvent rester "plusieurs jours", explique le médecin.

L'étude de l'ANSM balaie en effet une idée reçue sur l'utilisation du GHB, tant utilisé dans les œuvres de fiction: ce sont les médicaments présents dans les armoires à pharmacie des Français qui sont les plus utilisés par les agresseurs. En tête des substances trouvées chez les victimes de soumission chimique arrivent les antihistaminiques, c'est-à-dire les anti-allergies qui cumulés avec de l'alcool ont un effet puissant de sédation. Puis les benzodiazépines (le Stilnox pour citer le plus connu), des anxiolytiques notamment utilisés contre les troubles du sommeil.

Un monde médical "mal formé"

Les spécialistes sont tous d'accord pour dire que la soumission chimique reste sous voire mal diagnostiquée. À commencer par le fait que les signes cliniques peuvent être confondus avec d'autres pathologies ou d'autres comportements. "On met parfois sous le terme de soumission chimique des faits qui n’en sont pas", reconnaît le docteur Chariot. "Un mélange d’alcool et de cannabis peut produire les mêmes effets."

Pour les professionnels, la soumission chimique est encore trop rarement envisagée. "Il y a des maux qui doivent impérativement alerter", insiste Me Caty Richard. "Le monde médical reste encore mal formé", abonde Marc Deveaux. Depuis le début des années 2000, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé alerte les professionnels de santé sur un usage détourné des médicaments à des fins délictuelles ou criminelles. Elle rappelle également les signes qui peuvent faire penser à un cas de soumission chimique et précise le rôle des médecins.

"Si la victime tombe sur un interne sensibilisé, il pourra l’orienter, sinon c'est la loterie." Lui assure recevoir dans son laboratoire des personnes persuadées d'avoir été victime d'une soumission chimique mais pour lesquelles la plainte n'a pas été enregistrée.

"Si nous ne les testons pas, personne ne va le faire, conclut-il. Beaucoup de jeunes femmes disent qu’elles veulent savoir, être sûres."

Article original publié sur BFMTV.com