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La vache folle, psychodrame en deux temps pour Jacques Chirac

Jacques Chirac et son Premier ministre de cohabitation, Lionel Jospin, lors d'un sommet européen le 13 octobre 2000 - George Gobet
Jacques Chirac et son Premier ministre de cohabitation, Lionel Jospin, lors d'un sommet européen le 13 octobre 2000 - George Gobet

Dans "Le pouvoir face à la crise", BFMTV.com vous fait revivre, dans une série en quatre épisodes, des séquences de l'histoire politique française où le sommet du pouvoir a dû affronter une crise majeure.

L’Histoire a tendance à résumer certaines séquences à un seul épisode, souvent bref et réducteur. Pour la crise dite de la "vache folle", qui a pourtant défrayé la chronique européenne dès la fin des années 80, ce fut, concernant la France, une allocution présidentielle datant du 7 novembre 2000.

En pleine cohabitation avec la "gauche plurielle" de Lionel Jospin, Premier ministre, Jacques Chirac entend mettre les socialistes au pied du mur. Il lui faut profiter de ce que le gouvernement est gagné par une certaine usure. Prendre à témoin une opinion publique de plus en plus angoissée. Cynique, mais efficace.

Lorsque le chef de l’État prend la parole, les médias font leurs gros titres depuis plusieurs mois sur la multiplication de nouveaux cas, dans l’Hexagone, de contractions de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Or, cela fait plus de quatre ans et demi que l’on raconte aux Français que cette dégénérescence du système nerveux est transmise par le prion, un agent pathogène présent chez les bœufs qui développent l’encéphalopathie spongiforme, ou ESB. Les Britanniques l’ont révélé en mars 1996, jour de démarrage officiel de cette crise qui, en France, a mêlé risque sanitaire, psychose médiatique et, dans sa seconde phase, foire d’empoigne politique.

Peau de banane

Voilà pour la toile de fond, technique mais essentielle, de ce mardi 7 novembre 2000. Le matin à l’Elysée, Jacques Chirac reçoit les caciques du RPR, son parti, renvoyé dans l’opposition lors des dernières législatives. "Vous savez, je crois qu’il faut faire quelque chose sur la vache folle", leur dit-il avant d’esquisser les contours de son intervention télévisée, dont Matignon n’a évidemment eu aucun préavis. Lionel Jospin n’apprend son imminence qu’une heure avant le journal de 13 heures.

C’est alors que le président de la République apparaît sur les écrans. Sa déclaration ne dure que quelques minutes. Elle commence par des propos d’ordre général, qui font d’ailleurs écho à la crise sanitaire que la France traversera 20 ans plus tard.

"Mes chers compatriotes, je comprends parfaitement vos inquiétudes, mais il ne faut pas céder à des peurs irrationnelles. Nous devons sortir au plus vite de cette crise et nous pouvons le faire, en appliquant de la manière la plus rigoureuse le principe de précaution", prévient Jacques Chirac (voir vidéo ci-dessous, à partir de 7:42).

https://www.youtube.com/embed/NkSo4nu4EfU?rel=0

Le chef de l'État rappelle ensuite "l’exigence de la santé publique" censée guider une action gouvernementale qui ne dépend pas de lui - en période de cohabitation, le pouvoir quitte l’Elysée pour échoir à Matignon. Dans la foulée, le vieux lion lâche sa peau de banane:

"Nous devons, sans retard, interdire les farines animales et prendre le cap du dépistage systématique de la maladie, afin de limiter autant qu’il est techniquement possible les risques de contamination."

Le spectre des farines animales

Farines animales. À l'instar d'ESB, le terme s’impose alors dans le langage courant. Il charrie son lot d’angoisses vis-à-vis de l’agriculture intensive, symbole de cette mondialisation galopante qui bouleverse le quotidien des Français.

Constituées de parties non consommées des carcasses bovines et de cadavres d'animaux, puis chauffées à haute température, les farines animales sont soupçonnées d’être responsables de la transmission de la maladie chez les bovins. Un constat auquel s’est ajouté un débat presque philosophique: pour satisfaire notre productivisme, doit-on aller jusqu’à contraindre nos animaux à une forme de cannibalisme?

Interdites à l’alimentation des ruminants (bœufs, moutons, chèvres...) en France dès juillet 1990, les farines animales ne l’ont pas encore été pour l’ensemble des espèces d’élevage. Notamment les porcs et les volailles. Par ailleurs il ne peut être exclu que, par faute ou négligence, certains bovins aient continué à en consommer après cette date. Un véritable casse-tête doublé d’un crève-cœur pour les éleveurs contraints d’abattre l’ensemble de leur troupeau lorsqu’une seule bête est touchée.

Chirac, "politicien en diable"

À l’automne 2000, l’idée d’une suspension totale de l’importation de ces farines animales vers le territoire est dans tous les esprits - quand bien même le risque de contamination des porcs et des volailles paraissait minime.

Le gouvernement, en premier lieu le ministre de l’Agriculture Jean Glavany, veut toutefois éviter d’aggraver la psychose en prenant des décisions hâtives. Quant au Premier ministre, il charge l’Agence de sécurité alimentaire (Afssa) d’enquêter sur le sujet. "Il y a un long débat autour de Jospin, dans le cadre de notre état-major de crise, pour savoir si on interdit totalement les farines animales", nous raconte Jean Glavany. Il poursuit:

"Je dis à Jospin qu’on peut faire un test généralisé sur les farines animales, mais que si on les interdit, on va se retrouver avec des centaines de milliers de tonnes de farines à ne pas savoir quoi en faire. Faut-il les stocker, les brûler? Et si oui, comment? Et là Jospin me dit, 'on va les interdire, mais il faut être pro. On ne le fera que quand on aura trouvé un substitut'."

En clair, le gouvernement tente d’échafauder un plan qui rassure les Français tout en ne laissant pas les éleveurs sans solution. Avec le risque d’une grogne enkystée qui pourrait faire vaciller la jospinie - ce que cherche précisément à faire Jacques Chirac à un an et demi de l’élection présidentielle de 2002. Pour ce faire, l'Elysée s’appuie sur la puissante FNSEA, principal syndicat agricole français.

"Pendant qu’on a ce débat en interne, Chirac l’apprend. Il s'en saisit et nous met en demeure d'interdire les farines. C’était politicien en diable”, observe amèrement Jean Glavany. “Il voulait entretenir son image de président des agriculteurs, mais il faisait tout ce que les dirigeants de la FNSEA lui demandaient de faire. Ils ont toujours été de droite. L’investissement politique de Chirac, c’était ça: développer les liens du RPR avec la FNSEA. C’était la même boutique. Leur patron de l’époque, Luc Guyau, se prenait en permanence pour un ministre bis de l’Agriculture."

Premiers cas en Grande-Bretagne

Pour comprendre le coup de force chiraquien de l’automne 2000, il faut remonter le fil. Tout commence en septembre 1985, quand le laboratoire vétérinaire du secrétariat d’État britannique de l’Agriculture signale l’apparition d'une maladie nouvelle aux symptômes étranges sur des bovins. Elle est identifiée comme étant l'ESB l'année suivante.

Courant 1994, toujours en Grande-Bretagne, plusieurs cas présentant des symptômes similaires à ceux de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont détectés. C’est le 21 mai 1995 qu’est recensée la première mort directement liée à ce variant de la maladie.

Ce n’est que le 20 mars 1996 que le secrétaire d'État à la Santé du Royaume-Uni, Stephen Dorrell, évoque un lien possible avec l’ESB en s’appuyant sur une étude scientifique. Le monde est saisi d’effroi. Quasi immédiatement, la France décrète un embargo sur la viande de bœuf britannique. Elle est suivie par d’autres pays européens. La filière bovine craint l'effondrement.

"Coup de tonnerre"

"J’ai été mis au courant de la déclaration de Dorrell quelques heures avant qu’elle soit prononcée", nous rapporte Philippe Vasseur, l'un des prédécesseurs de Jean Glavany au ministère français de l’Agriculture. La droite gouverne, Alain Juppé seconde Jacques Chirac. Autre temps politique.

"Je me suis dit que ça allait faire l’effet d’un coup de tonnerre", poursuit Philippe Vasseur. "J’ai pris la décision de l’embargo juste après. Il a fallu faire trancher à Matignon parce que (Hervé de) Charette (ministre des Affaires étrangères, NDLR) a gueulé, il disait que ça créerait des complications diplomatiques avec les Anglais. Mais on était à une époque où, réellement, le Premier ministre gouvernait et le président présidait."

Quelques jours plus tard, les dirigeants des quinze membres de l’UE se réunissent au Conseil européen de Turin et généralisent l’embargo. Lors de son point presse récapitulatif du 29 mars 1996, Jacques Chirac est offensif. Il n’a pas encore été lesté d’une cohabitation, sa dissolution hasardeuse de l’Assemblée nationale demeure lointaine. Matignon et l’Elysée partagent pleinement les manettes.

"Je peux vous dire qu’il y avait du veau à déjeuner et que tout le monde en a mangé de bon appétit", ironise Jacques Chirac devant les journalistes.

Cinq entrecôtes en un jour

Les réactions amusées dans l’assistance n’occultent pas les tensions. Le chef de l’État accuse la presse d’attiser les peurs avec des unes sensationnalistes, qui reprennent les estimations les plus alarmistes. L’une d’entre elles prévoit à terme 500.000 morts dans le monde liées en définitive à la maladie de la vache folle, chiffre qui s’avère aujourd’hui plus proche... de 220.

"Nous sommes un pays qui a été très marqué (...) par l’affaire du sang contaminé. (...) C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je dénonçais tout à l’heure l’irresponsabilité de certains journaux à grande vente qui, pour vendre du papier, et disant n’importe quoi, affolent tout le monde", assène le président de la République à Turin.

Philippe Vasseur affronte ce problème de la baudruche médiatique en connaisseur: avant d’entrer en politique, cet ancien élu du Pas-de-Calais a longtemps exercé en tant que journaliste économique.

"Quand la crise nous est tombée dessus, je me suis fixé deux règles. D’abord la rapidité, ne jamais donner le sentiment de flotter; et ensuite une transparence totale. Et c’est là-dessus qu’il y avait des tensions. Je savais bien que si jamais on retenait la moindre info, elle allait finir par sortir", estime-t-il.

Faisant le constat qu’aucun autre membre du gouvernement ne se montre particulièrement pressé d’être à portée de baffes, le ministre de l’Agriculture monte en première ligne. Au risque parfois, dans le but de rassurer les Français, d’en faire trop. Lorsqu’il rencontre ses homologues européens à Luxembourg fin octobre 1996, Philippe Vasseur avale cinq entrecôtes dans la même journée de négociations. Il se rappelle également d’un excès de zèle dans le cadre d’un reportage de France 2:

"Une équipe m’avait suivi dans la commune dont j’étais maire. Les types voulaient que j’aille acheter une pièce de viande chez le boucher, ce que je n’avais plus l’habitude de faire - c’est ma femme qui s’en occupait, désolé mais c’est ainsi. Puis ils me demandent comment ils peuvent être sûrs que je vais la consommer. Donc je me suis retrouvé à prendre le morceau de viande crue pour le manger devant eux. Rétrospectivement, c’était un peu too much."

Lessiveuse médiatique

Quatre ans et demi plus tard, en octobre 2000, la crise connaît donc un rebond brutal. Les Britanniques, sous l'égide de Tony Blair, publient un rapport accablant pour la haute administration et pour les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher, puis de John Major. Incompétence, complaisance... Toutes les turpitudes politiques du Royaume-Uni sont passés au scanner.

En France, comme Philippe Vasseur, Jean Glavany passe dans la lessiveuse médiatique. "La gestion de crise, c’est une vraie pratique", remarque-t-il aujourd'hui. Invité de l’émission Zone Interdite diffusée sur M6 le 5 novembre 2000, il se voit apostropher à plusieurs reprises par Bernard de La Villardière:

"Il me montre un reportage d’une vingtaine de minutes où on voit, en Angleterre, la déchéance physique d’un enfant victime d’une maladie neuro-dégénérative, type Creutzfeldt-Jakob. Ça termine et pof: 'Qu’est-ce que vous en pensez M. le ministre? Qu’est-ce que vous dites aux consommateurs français?' J’essaie de répondre du mieux que je peux. Puis il montre un deuxième reportage, puis un troisième... C’était vraiment pour faire pleurer dans les chaumières. Ça a lancé des semaines de battage médiatique pas possible."

C’est principalement à cause de cette émission que Jacques Chirac décide de prononcer sa fameuse déclaration télévisée du 7 novembre, celle que nous évoquions en introduction. "J’ai été choqué par l’exploitation politique qui a été faite du sujet. Il aurait pu être traité plus sereinement”, juge de son côté Philippe Vasseur, pourtant bienveillant à l’égard du défunt président.

"L’Elysée m’a d’ailleurs demandé d’intervenir en tant qu’ancien ministre de l’Agriculture, mais j’ai refusé. J’avais de bons rapports avec Glavany, je n'avais pas envie de m'immiscer", nous glisse au passage l’ex-élu RPR, qui travaille aujourd’hui auprès du conseil régional des Hauts-de-France.

Vacheries au sommet de l'État

Lorsque Jacques Chirac termine son allocution, le clan Jospin est ulcéré. "Quand j'ai vu la décla je me suis dit, 'il est gonflé quand même, il sait très bien qu’on y travaille, et il ne fait que de la politique politicienne'...", s'insurge encore aujourd'hui Jean Glavany. D'autant plus que le chef de l'État, en vieux routier, ne peut ignorer que deux heures plus tard ce même 7 novembre, le gouvernement doit assister à la séance hebdomadaire de questions d'actualité à l'Assemblée nationale. Tohu-bohu garanti.

Jean-François Mattei, député Démocratie libérale des Bouches-du-Rhône - et qui subira un feu encore plus nourri en tant que ministre de la Santé lors de la canicule de 2003 -, ouvre le bal:

"Il faut nous dire la vérité. Au-delà de la création d’un nouveau comité, que comptez-vous faire? Des décisions urgentes s’imposent en effet, qui auraient dû être prises depuis longtemps déjà."

Le Premier ministre prend le micro en bas de l'hémicycle. Il répond point par point: prolongement de l'embargo sur le bœuf britannique, ambitieux programme de tests, interdictions des matériaux à risque dans les farines animales... Lorsqu'il rappelle que l'Afssa doit rendre des conclusions sur l'intérêt d'une prohibition totale des farines animales, Lionel Jospin se fait interpeller par Christine Boutin. "On n'a pas besoin de l'Afssa!", clame la députée des Yvelines.

"Vous n’avez pas besoin de scientifiques pour prendre vos décisions, madame? Je recommanderai, alors, qu’on ne se fonde pas sur vos prises de position", lui répond le chef du gouvernement.

"On n'en parle plus"

La formule fait mouche. Elle est reprise en boucle aux JT de 20 heures. Le 14 novembre 2000, Lionel Jospin décrète la suspension des farines animales. Les cotes de popularité respectives du Premier ministre et de Jacques Chirac ne se trouvent pas sensiblement affectées par l'épisode. Selon l'institut de sondage Kantar, c'est même plutôt le socialiste qui prend un léger avantage.

Dans la foulée, le gouvernement français accorde une aide de 3,2 milliards de francs à la filière bovine sous forme de réduction de charges. Une campagne de réhabilitation de la viande est mise en place. Le 23 décembre 2000, invité de l'émission de Thierry Ardisson, Tout le monde en parle, Jean Glavany continue d'assumer le fait de ne pas totalement maîtriser cet objet non-identifiable qu'est la maladie de la vache folle. Les Français, eux, passent assez vite à autre chose.

"Ce qui est intéressant avec la vache folle, par rapport à la crise actuelle, c’est qu’on n’en parle plus. C'est d'ailleurs la meilleure conclusion possible pour tous les ministres de l'Agriculture qui y ont été confrontés", constate Philippe Vasseur.

Et de clore:

"On parle encore de la grippe espagnole, on parlera encore du coronavirus, mais la maladie de la vache folle, elle appartient à l’histoire. En tout cas je l'espère."

Article original publié sur BFMTV.com