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USA: Les capital-risqueurs marginalisés par les cryptomonnaies

par Gertrude Chavez-Dreyfuss

NEW YORK (Reuters) - Les cryptomonnaies, dont la plus connue est le bitcoin, et les technologies qui les sous-tendent promettent de révolutionner les transactions financières mais elles bouleversent aussi les rapports traditionnels entre les firmes de capital-risque et les start-ups spécialisées.

Il y a quelques années encore, les créateurs d'entreprise dans le domaine des monnaies digitales devaient faire la cour aux capital-risqueurs, à l'instar d'autres start-ups de la Silicon Valley. Aujourd'hui, ils sont en passe de les évincer.

Les levées de fonds en cryptomonnaies (initial call offerings ou ICOs), qui permettent à des start-ups utilisant la technologie blockchain de lever en ligne des millions de dollars très rapidement en émettant des jetons digitaux ("digital tokens") dans un environnement peu voire non régulé ont en effet complètement inversé la relation traditionnelle avec les capital-risqueurs.

La technologie "blockchain", qui repose sur la constitution d'un énorme registre décentralisé de toutes les transactions effectuées par les utilisateurs, vérifié en temps réel par un réseau d'ordinateurs - ce qui garantit sa fiabilité et empêche toute manipulation ou fraude - sous-tend la monnaie digitale la plus connue, le bitcoin.

"L'époque où les capital-risqueurs constituaient une élite hors d'atteinte et la source principale de capitaux pour les start-ups est terminée", estime Jamie Burke, président-fondateur de la firme de capital-risque Outlier Ventures, spécialisée dans la blockchain et d'autres investissements hightech.

"Quand une start-up peut lever 35 millions de dollars en 30 secondes sans aucune dilution, le génie est sorti de la bouteille et plus rien ne pourra l'y faire rentrer", ajoute-t-il en faisant référence à Brace, une start-up qui a développé un navigateur internet bloquant les publicités sous logiciel libre et émis son Basic Attention Token en juin.

A la mi-juillet, des entreprises high tech avaient levé environ 1,1 milliard de dollars au travers de 89 émissions de monnaies digitales depuis le début de l'année, près de 10 fois plus que les montants collectés par ce biais sur l'ensemble de 2016, montrent des données réunies pour Reuters par le cabinet d'analyse spécialisé sur les cryptomonnaies Smith + Crown.

ENTRISME

Les levées de fonds en monnaies digitales des start-ups spécialisées dans la blockchain ont déjà dépassé les apports en capitaux reçus des capital-risqueurs, qui ont investi 300 millions de dollars dans le secteur sur les six premiers mois de l'année, montrent des données de Coindesk.

La forte hausse des "tokens" échangeables sur des dizaines de plate-formes en ligne n'en a pas moins attiré les convoitises des capital-risqueurs et plusieurs d'entre eux ont cherché à en obtenir dans des opérations de pré-placement, lors des ventes en ligne ou par ces deux moyens.

Un capital-risqueur très en vue comme Tim Draper et le co-fondateur de Blockchain Capital Brock Pierce ont dit à Reuters qu'ils ont participé à des ICOs.

De nombreux capital-risqueurs prennent aussi des participations dans les start-ups qui émettent ces monnaies digitales.

Mais leur entrisme dans le monde des cryptomonnaies se heurte à de fortes résistances. Certains émetteurs limitent la taille des pré-placements, obligeant les capital-risqueurs à participer à la levée de fonds au même moment et dans les mêmes conditions que tous les autres investisseurs.

Brock Pierce reconnaît que le modèle historique dans lequel les capital-risqueurs se taillaient la part du lion aux côtés des fondateurs ne fonctionne plus avec la blockchain.

"Que les capital-risqueurs s'en satisfassent ou pas, le capital-risque ne va plus avoir qu'un rôle minime dans la formation du capital."

Les motifs d'émission de cryptomonnaies par des start-ups dépassent d'ailleurs le seul objectif du financement. Elles cherchent aussi par ce biais à fédérer une large communauté d'investisseurs enthousiastes qui contribueront au développement de leur projet et valoriseront ainsi leur investissement.

RENDEMENTS A DEUX CHIFFRES

"Les tokens peuvent galvaniser une communauté: beaucoup d'individus et d'entreprises sont capables de travailler ensemble et d'améliorer un réseau décentralisé", explique Ryan Shea, co-fondateur de la start-up Blockstack qui a récemment lancé un nouveau logiciel de navigation permettant à ses utilisateurs d'accéder à de nouvelles applications sur leurs propres appareils sans passer par des serveurs distants.

Pour le lancement des tokens de Blockstack d'ici la fin de l'année, Ryan Shea a dit que sa start-up prévoit de combiner financement participatif et "minage", procédé de sécurisation des transactions qui permet aux participants de collecter les cryptomonnaies qu'ils ont contribué à créer.

"Si vous avez une poignée de capital-risqueurs qui arrivent et qui raflent tous les tokens, pour moi c'est une vente de tokens ratée", prévient Shea.

Les investissements des capital-risqueurs dans les cryptomonnaies ne représentent toutefois qu'une part très limitée des 19,3 milliards de dollars qu'ils ont investis dans des start-ups hightech sur les six premiers mois de l'année, montrent des données de cabinet de consultants PwC et de la société d'études CB Insights.

Mais ils ne peuvent ignorer les rendements à deux chiffres des investissements dans les tokens sur les dernières années.

D'après tokendat.io, un nouveau site internet spécialisé dans le suivi des ICOs, les tokens s'échangent en moyenne à 20 fois leur prix d'émission sur les plate-formes de transactions. Le multiple est biaisé par quelques start-ups vedettes mais la médiane ressort encore à trois fois.

Si les capital-risqueurs admettent que les cryptomonnaies constituent une véritable rupture, ils estiment qu'ils ont encore un rôle à jouer, notamment en aidant les start-ups de la blockchain à constituer leurs équipes et à développer des stratégies d'entreprise à long terme.

"Les investisseurs qui ont acheté votre token, comme n'importe quel investisseur en Bourse, peuvent être parti dès le lendemain, dans un mois, dans un an, séduit par la nouvelle grande idée du moment", rappelle Fred Wilson, co-fondateur d'Union Square Ventures, qui a aussi participé à des ICOs. "Les capital-risqueurs, les meilleurs d'entre eux au moins, sont là pour votre entreprise dans les bonnes périodes comme dans les mauvaises."

(Marc Joanny pour le service français, édité par Benoît van Overstraeten)