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Une journée dans la "jungle" de Calais

Ecole de fortune installée dans la "jungle" de Calais, immense terrain vague où des milliers de candidats à l'immigration en Grande-Bretagne campent face à la mer dans les immondices, aux marges de cette ville portuaire du nord de la France. /Photo prise le 1er août 2015/REUTERS/Pascal Rossignol

par Matthias Blamont et Pascal Rossignol CALAIS (Reuters) - Le jour commence à poindre sur la "jungle" de Calais, immense terrain vague où des milliers de candidats à l'immigration en Grande-Bretagne campent face à la mer dans les immondices, aux marges de cette ville portuaire du nord de la France. Ses occupants venus du Moyen-Orient ou d'Afrique ont fui la misère ou la guerre, souvent au péril de leur vie, et échoué là après des mois de voyage, parfois des années, à quelques dizaines de kilomètres d'un eldorado inaccessible. * 6h00. De petits groupes d'hommes, de femmes et même d'enfants, hagards, regagnent leurs abris de fortune, après une nuit passée à jouer au chat et à la souris avec les forces de sécurité autour de l'entrée du tunnel sous la Manche. Chaque soir, des centaines tentent ainsi la traversée. Depuis que l'accès aux poids lourds a été compliqué par des barrières, le long de la voie rapide qui surplombe le camp, ils se ruent par vagues vers le tunnel pour tenter de monter sur les wagons de transport de camions en partance pour le Royaume-Uni. Certains y ont laissé la vie. Quelques-uns réussissent, la plupart échouent et reviennent au petit matin prendre quelques heures de repos avant d'essayer de nouveau. Il y a une semaine, une sorte de record a été battu avec près de 4.000 tentatives d'intrusions recensées en deux nuits. Mais ce chiffre est trompeur. Un même clandestin peut tenter cinq ou six fois sa chance dans la même nuit avant de renoncer. Il a alors encore deux heures de marche, comme à l'aller, pour regagner la "jungle", dans les dunes qui s'étendent au nord-est de Calais, entre mer et zone industrielle. Les plus chanceux, mais ils sont rares, font le trajet en vélo. * 9h30. Le camp est encore très silencieux. L'air exténué, une trentaine d'Africains font la queue près d'une camionnette derrière laquelle Michel Tranchant et Carolyn Wiggins, couple franco-britannique d'une cinquantaine d'années, distribuent des yaourts récupérés auprès de supermarchés. "Il est encore tôt. Beaucoup ont essayé de monter dans des trains ou des camions pendant la nuit et ceux qui sont revenus commencent juste à se réveiller", explique Carolyn Wiggins, militante de l'association d'aide aux réfugiés ALAM. Les clandestins se livrent peu, même si certains parlent très bien anglais, tendus qu'ils sont vers leur objectif. "Je veux aller en Grande-Bretagne finir mes études", confie Mima, Ethiopien de 29 ans. "La France n'a pas de programme pour nous. L'Allemagne est trop loin. Je suis seul. Je partage une tente avec deux Ethiopiens. Nous ne nous voyons que pour dormir. Le reste du temps, nous allons chacun de notre côté." Après un certain nombre d'échecs, des clandestins décident de rester, d'autres de tenter leur chance en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, ou de demander asile à la France. C'est le cas d'Alghali, Soudanais de 27 ans, qui juge "trop risquée" la traversée de la Manche. "Je demanderai à être réfugié en France, c'est une première étape", dit-il. "Il y a un gamin de huit ans, un Afghan. Il dit qu'il veut rester en France. On raconte qu'il est venu tout seul", raconte une interprète arabophone, selon qui des clandestins deviennent à leur tour passeurs, "à force de rester ici". Un semblant de vie s'est organisée. Les occupants tendent à se regrouper par origine. "Walcome Erythree", lit-on en mauvais anglais sur une tente. Une autre arbore le drapeau soudanais. Zimako Jones dit avoir fui le Nigeria pour "problèmes politiques" mais renoncé à traverser la Manche. "Moi, je n'essaie même pas de traverser. Je suis là depuis le début." Il a bâti une école, mélange de toutes sortes de matériaux de récupération, baptisée "Ecole laïque du Chemin des dunes". Selon le jeune homme, les cours y sont donnés par des enseignants de Calais - "Il y a cours tous les jours, de français", dit-il. Avec ses amis, il envisage d'en édifier une deuxième et une infirmerie. Un peu partout, des vêtements sèchent, accrochés à la végétation, des sièges de récupération entourent les abords des tentes. Depuis quelques semaines, des points d'eau ont été installés au milieu du camp. Une sorte d'igloo de toile abrite la bibliothèque, un amoncellement de livres sur le sol. Zimako Jones montre une tente bleue, non loin de là, qui abrite le "night club" du camp. "Il y a des bars. Le soir, vous pouvez entendre Michael Jackson", confirme Carolyn Wiggins. "Ils essayent de créer une vie de village. Il y a des magasins, je dirais une dizaine au moins. Il y en a de plus en plus. Ils vendent de tout : cartes téléphoniques, téléphones, eau, tabac ..." "Il y en a même, avec l'argent qu'ils font, qui peuvent louer un appartement à Calais", renchérit son mari. Certains ont créé un atelier de réparation de vélos, donnés ou récupérés, que les partants laissent à ceux qui restent. * 12h00. A l'heure du déjeuner, le camp s'anime. Les habitants sortent de leurs abris pour prendre le soleil, se raser, se laver les cheveux ou aller voir les médecins et les infirmières de Médecins du monde ou des traducteurs, dans les tentes des associations d'aide aux immigrants. "Il y a la gale. Beaucoup. Des plaies qui s'infectent, des blessures liées au manque d'hygiène. Des fractures, des morsures de chien, des problèmes intestinaux, de déshydratation", raconte l'interprète, selon qui la varicelle a aussi fait son apparition. Les conditions sanitaires sont épouvantables : une douzaine de toilettes de chantier seulement sont alignées à l'entrée du camp pour 2.000 à 4.000 hommes, femmes et enfants. L'odeur est pestilentielle. Boîtes de conserve, emballages, déchets en tous genres s'amoncellent le long des sentiers tracés dans les dunes. A mesure que la journée avance, nombre d'abris se révèlent être des épiceries, devant lesquelles se pressent surtout des hommes. La plupart sont tenues par des Afghans, explique un habitant du camp. Sur une caravane en ruine un écriteau proclame : "Tout ce que vous voulez savoir sur l'asile au Royaume-Uni." Un autre propose du "Bouzkachi à bicyclette" (ce sport national afghan pratiqué dans d'autres pays d'Asie est une course de chevaux dont les cavaliers se disputent la dépouille d'une chèvre). D'autres pancartes rappellent aux clandestins leurs droits s'ils sont arrêtés par la police française. Des bagarres éclatent parfois. "Des tentes ont brûlé après une bataille entre Soudanais et Erythréens", dit l'interprète. * 14h30. C'est l'heure de la prière à la mosquée, une grande tente rectangulaire verte, avec des inscriptions en arabe à la peinture blanche. Plus loin, dans ce qui paraît être le quartier africain, une armature de bois recouverte de toile blanche. A l'intérieur, des tapis et des portraits de Jésus. C'est l'église. * 16h00. C'est l'heure du nettoyage au karcher des latrines par un intervenant extérieur. * 20h00. La lumière du jour baisse. La vie bat son plein dans le camp. De la musique éthiopienne jaillit à plein volume de la tente "night club", où des hommes fument le narguilé. Les candidats au départ se préparent. "Nous y allons en groupes", raconte Mima. Il dit tenter sa chance tous les jours sauf le dimanche, que cet ancien étudiant en théologie consacre à la prière avec sa communauté. "Beaucoup reviennent blessés", raconte l'interprète arabophone. "D'autres ne reviennent jamais. Sont-ils passés ? C'est inquiétant, parfois. Certains viennent demander des nouvelles de leurs proches, dont ils ont perdu la trace." (Edité par Emmanuel Jarry)