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La Tunisie s'enfonce dans la crise au lendemain du renvoi du Premier ministre

LA TUNISIE S'ENFONCE DANS LA CRISE AU LENDEMAIN DU RENVOI DU PREMIER MINISTRE

par Tarek Amara et Angus McDowall

TUNIS (Reuters) - La jeune démocratie tunisienne était confrontée lundi à sa pire crise politique depuis la révolution de 2011, au lendemain de la décision du président Kaïs Saïed de congédier le gouvernement et de geler les travaux du Parlement, une initiative qualifiée de "coup d'Etat" par plusieurs partis, dont les islamistes.

Alors que des heurts ont éclaté entre partisans et adversaires du chef de l'Etat, celui-ci a décrété en début de soirée un couvre-feu de 19h00 à 06h00 jusqu'au 27 août, et interdit les rassemblements de plus de trois personnes dans la rue et les espaces publics.

Dans un message vidéo diffusé dans la foulée de ces annonces, Kaïs Saïed s'est défendu de mener un coup d'Etat. Assurant avoir pris ses décisions "dans le respect de la Constitution", il a appelé ses compatriotes à ne pas "répondre aux provocations" pour éviter toute "explosion".

Le chef de l'Etat avait déjà invoqué dimanche soir la Constitution de 2014 pour démettre de ses fonctions le Premier ministre Hichem Mechichi et décréter le gel des activités parlementaires pour une durée de 30 jours, indiquant qu'il gouvernerait lui-même en étant épaulé par un nouveau Premier ministre.

Kaïs Saïed semble bénéficier du soutien de l'armée, qui a refusé lundi de laisser le président du Parlement tunisien, Rached Ghannouchi, accéder au palais du Bardo, siège du pouvoir législatif, et s'est déployée dans le palais gouvernemental à Tunis.

Des milliers de Tunisiens sont aussi descendus dans la rue pour soutenir le chef de l'Etat et crier leur colère contre le parti islamiste modéré Ennahda de Rached Ghannouchi - premier parti au Parlement - ainsi que contre le gouvernement qu'ils tiennent pour responsable de la crise économique résultant de la pandémie de coronavirus.

UN SISSI TUNISIEN ?

Rached Ghannouchi a dénoncé de son côté une attaque contre la démocratie et appelé ses partisans à se mobiliser.

"Kaïs Saïed conduit le pays à la catastrophe", a déclaré le président du Parlement à la chaîne publique turque TRT Arabi, tandis que des membres d'Ennahda comparaient le chef de l'Etat tunisien au président égyptien Abdel-Fatah al Sissi, qui avait renversé en 2013 le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans.

Des manifestants des deux camps se sont affrontés à coups de pierres et de bouteilles à proximité du Parlement, faisant plusieurs blessés.

S'il n'a pas encore nommé un nouveau Premier ministre, Kaïs Saïed a désigné lundi un de ses alliés, le directeur général de la Sécurité présidentielle, Khaled Yahyaoui, pour superviser le ministère de l'Intérieur, a-t-on appris de deux sources sécuritaires.

Le chef du gouvernement démis, Hichem Mechichi, n'est pas en état d'arrestation et se trouve à son domicile, ont déclaré lundi l'un de ses proches et deux sources sécuritaires tunisiennes.

Kaïs Saïed a par ailleurs précisé dans son communiqué avoir suspendu l'immunité parlementaire des élus et annoncé qu'il prenait le contrôle des services du procureur général. Il compte aussi nommer de nouveaux ministres de la Défense et de la Justice.

Le président, qui dispose d'un large éventail de soutiens, a aussi mis en garde contre toute tentative de réponse violente aux mesures annoncées dimanche. "Quiconque tirera un coup de feu, les forces armées répondront avec des balles", a-t-il dit dans le communiqué relayé par la télévision publique.

LA FRANCE SOUHAITE LE RESPECT DE L'ÉTAT DE DROIT

Outre Rached Ghannouchi, qui a déclaré qu'Ennahda n'accepterait pas qu'un seul homme concentre tous les pouvoirs, deux autres des principales formations représentées au parlement - les partis Au coeur de la Tunisie et Karama - ont dénoncé un "coup d'Etat".

Kaïs Saïed, indépendant arrivé au pouvoir en 2019 en promettant de lutter contre la corruption et l'incompétence de l'élite politique, a rejeté les accusations de putsch. Il a assuré se baser sur l'article 80 de la Constitution et présenté sa décision comme une réponse à la paralysie économique et politique qui plombe le pays depuis des années.

Aux termes de la Constitution, le président dispose d'une pleine autorité seulement en matière de politique étrangère et en tant que chef des armées.

Toutefois, après une débâcle gouvernementale dans la mise en place de centres de vaccination contre le COVID-19 la semaine passée, Kaïs Saïed a demandé à l'armée de prendre en charge la lutte contre la crise sanitaire.

Son initiative de dimanche soir est intervenue à l'issue d'une journée marquée par des manifestations à travers le pays pour demander la démission du gouvernement, sur fond de crise économique exacerbée par la crise sanitaire du COVID-19 et de colère grandissante à l'égard des dysfonctionnements politiques chroniques. Les contestataires ont particulièrement ciblé le parti islamiste modéré Ennahda.

Réagissant avec prudence aux derniers développements, l'Union européenne a appelé les différents acteurs à respecter la Constitution et à éviter les violences. Un porte-parole du ministère allemand des Affaires étrangères a précisé que Berlin ne souhaitait pas qualifier les événements en cours de "coup d'Etat".

A Paris, le Quai d'Orsay a appelé au "respect de l'État de droit" et invité "l'ensemble des forces politiques du pays à éviter toute forme de violence".

Le département d'Etat américain a également appelé au calme et dit être en contact avec les principaux dirigeants tunisiens pour s'assurer que le pays aille de l'avant "dans le respect des règles démocratiques".

(Reportage Tarek Amara, Angus McDowall, Ahmed Tolba et Mohamed Argoubi; version française Jean Terzian, Myriam Rivet et Tangi Salaün, édité par Jean-Stéphane Brosse)