Takehiko Inoue, le créateur de "Slam Dunk", revient au manga après six ans d’absence

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Pendant des années, ses fans ont cru qu’il ne reviendrait pas et qu’il laisserait inachevées ses deux séries phares Vagabond (Delcourt/Tonkam) et Real (Kana). Takehiko Inoue, un des plus grands maîtres de la BD japonaise, auteur du célèbre Slam Dunk (1990-1996), est de retour avec le quinzième tome de Real, son manga sur le handi-basket. Une adaptation animée de Slam Dunk, écrite et réalisée par Takehiko Inoue lui-même, est aussi prévue pour l’automne 2022.

Comment expliquer ce retour sur le devant de la scène de cette figure tutélaire du manga, qui n'avait rien publié depuis six ans? "Pour Real, il y a l'effet Jeux Olympiques et Paralympiques de Tokyo", explique Thibaud Desbief, traducteur de Slam Dunk et Real. "Même s'il est dans un processus créatif compliqué depuis des années, Inoue ne pouvait pas laisser passer l'opportunité de mettre en avant le basket en fauteuil roulant, un sport pour lequel il a beaucoup donné."

Malgré des années sans nouveauté et l'absence de ses séries en ebook (à l’exception de Real), l’aura de ce mangaka dont les œuvres se sont vendues à plus de 250 millions d’exemplaires est restée intacte. Le tome 15 de Real est déjà salué par le site spécialisé manga Nostroblog comme une de ses œuvres les plus personnelles, un volume "immense, d’une richesse et d’une densité colossales".

"Là où il excelle dans ce tome-là, c'est qu'il a imbriqué le destin des trois personnages. Jusqu'à présent, il mettait l'accent sur un personnage bien précis", note Thibaud Desbief. "Le découpage qu'il a choisi pour ce tome est assez inhabituel. Les fans de la première heure peuvent y voir une forme d'apogée dans ce qu'il essaye de faire."

Un électron libre

Inoue est toujours aussi populaire en librairie. "Au Japon, Slam Dunk a un rayonnement aussi fort que Dragon Ball", rappelle Thibaud Desbief. "Ce manga a été publié pendant six ans, mais il a touché toute une génération. Chaque édition, quelle qu'elle soit, est un succès en librairie." En France, Pascal Lafine, éditeur de Vagabond chez Delcourt/Tonkam, a de son côté constaté une augmentation des ventes des premiers tomes: "On en a toujours beaucoup vendu, mais en ce moment il y a une recrudescence des ventes. On ignore à quoi cela est dû."

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Mégastar du manga, Inoue est un électron libre. "Inoue, c’est Géo Trouvetou", résume Pascal Lafine. "C’est une sorte de chercheur qui se rend là où personne n’ose s’aventurer." "C'est un auteur qui est sorti de son terrain de jeu, la publication de mangas. Il fait partie de la mémoire collective japonaise", renchérit Thibaud Desbief, avant d'ajouter: "C'est aussi un mangaka médiatisé, comme Naoki Urasawa, l'auteur de Monster. C'est très rare. Souvent les mangakas ne veulent pas être reconnus."

Inoue est aussi l'un des rares auteurs japonais à posséder les droits de ses créations. Il refuse également d’être rattaché à un seul éditeur, comme cela est souvent le cas dans le système éditorial japonais. "Pour chaque rédaction – que ce soit Jump, Kodansha… – il y a un style différent, une couleur différente, un environnement différent. Je ne voulais pas être enfermé dans un style spécifique de manga, je voulais vraiment pouvoir toucher à tout", expliquait-il en 2013 au site spécialisé ActuaBD. Il travaille chez lui, avec son équipe pendant que sa femme s’occupe de ses contrats.

"Crise existentielle"

C’est avec Vagabond, relecture de l’histoire du célèbre samouraï errant Musashi, qu’il a pu prendre son indépendance éditoriale et stylistique. Vagabond est pour lui plus qu’un manga: c’est sa création la plus personnelle, une œuvre d’une exigence folle où il va s’autoriser toutes les expérimentations graphiques et repousser les limites du manga, en passant du stylo à encre de Chine au pinceau. "Au fur et à mesure des volumes, on remarque une épuration dans son trait. Sa façon de dessiner évolue et s’affine en même temps que le personnage", analyse Pascal Lafine.

Cette quête de perfection par le dessin est pour lui une grande source d’anxiété, qui se traduit par un rythme de publication de plus en plus espacé. "Il prend ses œuvres extrêmement à cœur", constate Thibaud Desbief. "Son objectif est de pouvoir raconter ses histoires en se passant des mots et en se reposant uniquement sur le dessin, la mise en scène, le découpage. C'est un art extrêmement difficile."

En 2009, il confiait à Eiichiro Oda (One Piece) dans le catalogue de l'exposition Last Manga Exhibition être en pleine "crise existentielle" et lassé par la noirceur de Vagabond. Une confession étonnante pour un auteur alors au sommet de sa carrière et bénéficiant d’une liberté rare dans le monde du manga: "Si je continue à prendre aussi peu de plaisir dans ce que je fais, je risque de ne pas pouvoir continuer [...] Je crois que Vagabond commence sérieusement à me peser. Comme si l'essence même de cette œuvre m'affectait [...] Peut-être que ça changerait si je dessinais quelque chose de plus joyeux et de plus simple."

Ce vide, cet auteur autodidacte ne l’a pas ressenti dans les années 1990, lorsqu’à 23 ans il publiait chaque semaine dans les colonnes de Weekly Shonen Jump un nouveau chapitre de Slam Dunk, l’un des mangas les plus populaires de la décennie avec Dragon Ball et Yûyû Hakushô. Malgré ce succès, Inoue a su garder la tête froide, comme il l'assurait à ActuaBD: "Je faisais exactement ce que j’adorais faire. Tous les jours, malgré le travail dur qu’on devait faire, je m’éclatais. Parce que je dessinais un manga, mon rêve, et parce que cela parlait de basket, mon autre passion."

Au service de la société

C’est avec Real, œuvre plus classique que Vagabond et consacrée au basket, que Inoue parvient à retrouver la foi. "Real m'aide, de ce point de vue là", expliquait-il à ActuaBD. "On ne peut pas dire que ce soit une comédie, mais comparé à Vagabond c'est beaucoup plus simple à travailler." Real aborde avec finesse la thématique du handisport dans une fable optimiste sur les épreuves de la vie. Inoue est le mangaka de la condition humaine, dont l’œuvre conte les parcours initiatiques de personnages en rupture avec les règles sociales. "Pour moi, l'essentiel est sans doute de montrer que même au fond du désespoir, on peut remonter à la surface", résumait-il en 2013 dans les colonnes de la revue spécialisée Coyote.

Loin de ses pinceaux, Inoue n’est pas resté inactif. Il assume pleinement son statut de grand artiste et travaille activement au bien de la société japonaise. Celui qui fut un pionnier du webtoon avec Buzzer Beater (1997-1998) a multiplié les performances artistiques autour de Vagabond. Il a voyagé en Amérique et en Europe, où il a pu rencontrer ses admirateurs. Il a été ambassadeur de bonne volonté du Japon en Espagne et a publié un livre sur l’architecte Gaudi. Il a ces dernières années créé une bourse d’étude, la "Slam Dunk Scholarship", créée avec la Shûeisha, pour permettre à de jeunes Japonais de jouer au basket au plus haut niveau.

"Les mangakas qui ont du succès au Japon sont souvent enchaînés à leur travail. Ils ne s'autorisent pas à faire autre chose que du manga. Inoue, lui, se l'autorise", commente Thibaud Desbief. "Il fait tout son possible pour sortir des cases dans lesquelles on a essayé de le mettre jusqu'à présent." La quarantaine passée, Inoue n’a aucune vision à moyen ou à long terme de son œuvre. "Je ne peux dessiner que ce que je ressens", disait-il à Coyote. "Je n’ai pas de vision précise. Je préfère que les personnages créent l’histoire à travers leurs réactions. Je n’ai pas du tout envie de travailler en fonction d’une fin prédéfinie."

Article original publié sur BFMTV.com