Taïwan : pourquoi la Chine veut annexer l'État insulaire

Alors que Pékin intensifie ses manœuvres militaires autour de l'île, retour sur les raisons historiques et stratégiques des velléités chinoises sur Taïwan.

L'armée de la République Populaire de Chine se montre de plus en plus menaçante autour de Taïwan. (Photo : GREG BAKER / AFP)

Trois quarts de siècle après la séparation entre les deux Chines, les tensions sont plus vives que jamais. Les importantes manœuvres militaires lancées ces derniers jours par Pékin autour de Taïwan n'en finissent plus de raviver les inquiétudes autour d'une possible invasion de l'île par l'armée chinoise.

Depuis son accession à la présidence en 2013, Xi Jinping a en effet rappelé à plusieurs reprises que la "réunification" avec Taïwan était l'un des objectifs prioritaires du Parti Communiste au pouvoir. Mais pourquoi le pays le plus peuplé du monde (1,4 milliard d'habitants répartis sur un territoire de plus de 9 millions de km²) tient-il autant à cet archipel aux dimensions beaucoup plus modestes (35 000 km² et 23,5 millions d'habitants) ?

Le premier niveau d'explication à la volonté affichée par Pékin de mettre la main sur Taïwan renvoie à l'argument souvent avancé par le géant asiatique : cette île située à moins de 200 km des côtes chinoises ferait partie intégrante du territoire national. La réalité historique est toutefois un peu plus complexe, comme le rappelle le sinologue Jean-Pierre Cabestan dans un épisode du Dessous des Cartes consacré à cette question.

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L'intégration de l'archipel taïwanais à l'empire chinois date en effet seulement de l'époque moderne (XVIIIe et XIXe siècle) et n'a été accomplie que partiellement. L'"empire du Milieu" a en outre perdu en 1895 le contrôle de l'île principale, colonisée par le Japon. Il faudra ensuite attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945) pour que Taïwan soit rétrocédé à ce qui est alors devenu la République de Chine.

À cette époque, les Nationalistes de Tchang Kaï-tchek et les Communistes de Mao Zedong, d'abord alliés pour faire chuter le régime impérial et proclamer la République, puis ennemis à partir de la fin des années 1920, continuent de s'opposer pour le contrôle de la Chine réunifiée. En 1949, la victoire des seconds va provoquer l'arrivée au pouvoir du Parti Communiste, mais aussi la scission avec Taïwan.

Défaits, les Nationalistes trouvent en effet refuge sur l'île et parviennent à sécuriser leurs positions avec l'aide d'un allié précieux, les États-Unis d'Amérique. Alors que de l'autre côté du détroit, Mao Zedong proclame la fondation de la République Populaire de Chine (RPC), Tchang Kaï-tchek et ses partisans maintiennent en vie la République de Chine, dont la capitale est déplacée à Taipei et dont le territoire se limite désormais à l'archipel taïwanais.

Pendant plus de deux décennies, cette Chine sera d'ailleurs la seule reconnue comme un état souverain par les Nations Unies. La situation s'inverse cependant en 1971, lorsque le régime de Mao Zedong obtient finalement son siège à l'ONU au détriment de Taïwan, qui se retrouve alors exclu de fait de l'organisation.

Depuis cette date, la donne géopolitique n'a pas évolué. Taïwan n'a toujours pas réintégré les Nations Unies et les deux états revendiquent chacun le nom de "Chine" (et donc implicitement un droit territorial sur "l'autre Chine"). Du côté continental, après quelques décennies où le sujet de la "réunification" était passé au second plan, celui-ci est donc revenu sur le devant de la scène sous Xi Jinping.

Toutefois, si l'actuel président de la RPC invoque régulièrement ce passif historique pour justifier l'intérêt porté à Taïwan, ses objectifs semblent être davantage d'ordre stratégique. En premier lieu, l'archipel autrefois appelé Formose constitue un enjeu géopolitique majeur pour Pékin en tant que voie d'entrée dans l'océan Pacifique.

"Pékin est d’une certaine manière confinée dans les mers de Chine, elle n’a pas un accès libre à l’océan Pacifique, parce qu’elle fait face à ce chapelet d’îles qui sont des pays avec lesquels elle entretient des relations relativement hostiles", explique ainsi au Monde Marc Julienne, responsable des activités Chine au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Selon ce dernier, cette situation géographique fait de Taïwan "une sorte de verrou pour la Chine sur le Pacifique".

La conquête du territoire taïwanais pourrait ainsi inverser les rapports de force militaires régionaux très favorables aux États-Unis, qui disposent de nombreuses bases dans cette partie du globe. "La Chine cherche à démanteler le réseau d’alliances américaines dans la région, affirme Marc Julienne. L’objectif est que l’armée chinoise soit en mesure de dissuader les États-Unis d’intervenir dans la région grâce à des tactiques de déni d’accès, qui vont rendre beaucoup plus difficile pour les Américains de se rapprocher de la Chine et de Taïwan."

Sur le plan militaire, l'idée est également d'ouvrir à la marine chinoise des routes qui lui sont pour l'instant trop difficiles d'accès. En effet, comme le soulignent Les Échos, "les mers de Chine orientale et méridionale ne sont pas assez profondes pour y faire plonger les sous-marins lanceurs d'engins (de l'armée chinoise). Alors que la façade orientale de Taïwan plonge dans le Pacifique, avec des eaux immédiatement très profondes."

Carte des fonds marins dans le sud-est de l'Asie (le bleu le plus clair représente les eaux les moins profondes) (Photo : DR/ Ouest France)
Carte des fonds marins dans le sud-est de l'Asie (le bleu le plus clair représente les eaux les moins profondes) (Photo : DR/ Ouest France)

Pour la RPC, l'intérêt stratégique d'une annexion de Taïwan ne se limite d'ailleurs pas à l'aspect militaire. "Il faut resituer la problématique du détroit de Taïwan dans un ensemble plus vaste d’expansion globale de la puissance maritime chinoise, indique Marianne Péron-Doise, directrice de l’Observatoire géopolitique de l’Indopacifique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), citée par Le Monde. En contrôlant Taïwan, la Chine pourrait élargir sa zone économique exclusive et apporter des restrictions à la navigation."

Dans un premier temps, l'objectif est surtout d'imposer une domination totale sur une zone de navigation actuellement composée en partie d'eaux internationales, afin de "sécuriser" un chemin dont le rôle est crucial pour la bonne santé du commerce et de l'économie chinoises. D'après Le Devoir, ce sont ainsi "plus du tiers des exportations chinoises, chiffré à 874 milliards de dollars américains en 2016, et près de 80 % de son approvisionnement énergétique" qui passent chaque année par le détroit de Taïwan.

Enfin, la prise de contrôle de Taïwan par le Parti Communiste chinois lui permettrait également de mettre la main sur une industrie de haute technologie elle aussi particulièrement stratégique. Grâce notamment au soutien de son allié américain, Taïwan s'est ainsi fortement développé économiquement depuis une cinquantaine d'années, se spécialisant notamment dans la production de semi-conducteurs.

Ces composants aux propriétés très spécifiques sont aujourd'hui indispensables dans la fabrication de nombreux produits utilisés au quotidien partout dans le monde, à commencer par les téléphones et les ordinateurs, et les entreprises taïwanaises occupent une position hégémonique sur ce marché. Selon Le Monde, 63% de la production mondiale de semi-conducteurs provient de Taipei et selon Le Devoir, cette proportion monte même à 90% pour ce qui est des "semi-conducteurs les plus avancés".