"Suggérer sans laisser planer le doute": en BD, la "ligne de crête" de la représentation des violences sexuelles

"Pour que cette société change, il faut qu'on ait le courage de se confronter à ce qu'est véritablement le viol." Ces mots, prononcés au procès des viols de Mazan par Me Stéphane Babonneau, l'avocat de Gisèle Pelicot, montrent à quel point la représentation des violences sexuelles s'est imposée ces dernières années dans le débat public.

L'art, et notamment la bande dessinée, participent activement à cette discussion. Plusieurs albums sortis en septembre en témoignent. Les récits autobiographiques Impénétrable d'Alix Garin (Le Lombard) et Éclore d'Aude Mermilliod (Casterman) retracent ainsi le parcours de femmes qui apprennent à se réapproprier leur corps et leur désir après avoir été victimes de violences sexuelles entre l'enfance et le début de l'âge adulte.

Dans le thriller Le Phare (Steinkis), Valentin Maréchal évoque quant à lui les agressions sexuelles dans la communuté gay. La scénariste Lauriane Chapeau aborde de son côté son agression par son instituteur dans Petite grande (Glénat). En novembre, Grégory Panacionne explorera enfin cette thématique dans Nos âmes oubliées (Le Lombard), d'après un récit du journaliste Stéphane Allix.

Il l'a déjà traitée dans L'Homme en noir (Delcourt), une adaptation d’un roman de Giovanni Di Gregorio paru en mai dernier. Ces livres ont en commun de suggérer plus que de montrer les violences sexuelles. Jeu d'ombre, gros plans, ellipse, scènes légèrement floutées… Tout le langage de la bande dessinée est déployé pour mettre en image ce sujet longtemps tabou.

"Rompre la chaîne du silence"

"Tout ce qui se passe (dans la société) autorise la culture populaire à s'emparer de ce sujet", décrypte auprès de BFMTV Aude Mermilliod. "J'avais besoin de créer des personnages, des situations pour raconter ce qui m'était arrivé", confirme Valentin Maréchal.

De son côté, Lauriane Chapeau n'avait "pas besoin de faire cette BD pour exorciser ce qui (lui) est arrivé", mais l'a réalisée "par engagement". "Il faut rompre la chaîne du silence. Mon propos est d'exposer aussi l'Éducation Nationale", développe la scénariste, qui est aussi professeure des écoles.

La majorité de ces récits étant autobiographiques, ce sont souvent les souvenirs qui dictent la manière dont ces événements vont être représentés. Si Alix Garin évoque brièvement dans Impénétrable l'agression dont elle a été victime enfant, c'est que les faits se sont déroulés de cette manière. "Ça ne va pas plus loin parce que ce n'est pas allé plus loin. Ce n'est pas une volonté d'ellipse. Tout a été représenté de A à Z."

"Je voulais donner à cette scène la place qu'elle a dans ma vie: une place qui n'est pas centrale", insiste la dessinatrice. "Ça fait partie de mon parcours, pas de mon identité. Je voulais l'aborder de cette manière-là."

Montrer la confusion

Dans Petite grande, l'agression reste aussi dans le hors-champ car Lauriane Chapeau n'en conserve aucun souvenir. "J'ai une amnésie traumatique. Et quand bien même je voudrais raconter, je m'appuierais sur des témoignages qui ont été donnés au procès et qui ne sont pas les miens. Je n'ai pas autorité à le faire. Et le sujet n'est pas l’agresseur, ni ce moment, mais ce qu'il y a après."

Maintenir l'agression dans le hors-champ permet aussi de souligner l'évolution de leur compréhension de l'événement. Dans Éclore, la scène de viol revient ainsi à plusieurs reprises, avec à chaque fois de nouvelles informations. "Ce que je voulais montrer, c'était la confusion que cela créait chez le personnage de ne pas savoir si c'était grave ou pas", confirme Aude Mermilliod.

"Quand ce genre de choses arrive, on n'est pas toujours conscient tout de suite de ce qui se passe", complète Valentin Maréchal, qui a adopté une approche graphique similaire dans Le Phare. "Il y a un décalage entre le moment où ça se passe et le moment où l’on comprend. Dans mon cas, je savais que j’avais vécu quelque chose de difficile, mais j'ai mis six ou sept ans avant de comprendre ce qui m'était arrivé."

Ne pas être trop frontal

Montrer frontalement les violences sexuelles peut aussi heurter la sensibilité du lectorat. Et faire replonger les victimes dans leur propre histoire. "J'ai envie que le message passe et pour cela, il ne faut pas être trop frontal", estime Lauriane Chapeau. "Il faut trouver la ligne de crête. Suggérer, ce qui est souvent très puissant narrativement, sans laisser planer le moindre doute", résume Alix Garin.

Valentin Maréchal s'est aussi posé la question en dessinant Le Phare. "A la base, la séquence de l'agression était plus longue. Elle était un peu plus dure aussi. J'en ai parlé avec mon éditrice et finalement, j'ai changé la manière dont je voulais dessiner la scène. Il ne s'agissait pas de faire quelque chose qui soit une punition, comme dans le film Irréversible (qui met en scène une longue séquence de viol en plan fixe, NDLR)."

"Quand vous vous faites agresser sexuellement, c’est tellement violent, tellement innommable, qu’on n'a pas envie de le montrer ou de le partager", renchérit Lauriane Chapeau. C’est pour ça que les femmes mettent aussi autant de temps à témoigner. On n’écrit pas pour montrer cette violence pure, mais pour en démontrer les impacts."

Analyse partagée par Alix Garin. "Les vraies images, je les ai tout le temps (en tête). Je vis avec. Lorsque j'étais en thérapie, j'ai fait beaucoup de dessins à la main de cet événement dans des carnets complètement confidentiels, qui n'ont pas vocation à être vus." Des dessins crus et "beaucoup trop violents", "impossibles à mettre dans (sa) BD".

Eviter le voyeurisme

Suggérer empêche surtout tout voyeurisme. "Je ne voulais surtout pas entrer dans l'écueil de l'érotisation du viol", acquiesce Valentin Maréchal, qui a au contraire voulu "montrer que le consentement peut être sexy". Aude Mermilliod a aussi pris soin de ne pas dessiner des images qui pourraient devenir des supports masturbatoires.

"Montrer de la sexualité avec des plans larges peut éveiller un imaginaire sexuel qui va rappeler de la pornographie", souligne la dessinatrice. "Et je ne voulais absolument pas que ça puisse être assimilé à de la sexualité. Je voulais que l'on soit dans la représentation d'un abus. J'ai donc choisi de très peu montrer les corps ensemble et de rester sur ses sensations à elle, sur ce qu'elle vit de façon directe."

"J'avais surtout envie de protéger le personnage et non moi adulte", poursuit-elle encore. "Je n'avais pas envie que son corps de petite fille, de jeune adolescente puisse être un outil qui puisse être excitant pour des lecteurs et des lectrices."

Approche abstraite

Trouver la bonne approche graphique est aussi primordiale. Pour matérialiser la "dimension oppressante, angoissante" de son agression, Alix Garin a privilégié "une approche plus abstraite". "Je voulais un effet un peu flou, comme si on était venu essayer d'effacer le crayon sur une feuille de papier. Un peu de fusain sali. Quelque chose d'un peu souillé".

Valentin Maréchal a davantage utilisé des gros plans et le hors champs. "Je voulais immerger dans cette impression absolument désagréable et répugnante", indique-t-il. "Mais ça a été compliqué. Cette scène, je l'ai redessinée plein de fois. Si j'avais à en reparler dans une autre BD, j'en parlerais d’une autre manière."

Le rouge revient aussi fréquemment pour figurer ces agressions. La couleur s'est imposée à Alix Garin "par élimination": "Il fallait une couleur qui fasse l'effet d'une gifle et qui soit agressive pour l'œil." "Le rouge devient poisseux, un peu pâteux, un peu lourd dans les scènes qui parlent d'abus", ajoute Aude Mermilliod.

La force de la joie

Dessiner ces événements est le plus souvent éprouvant. "Ce n'était pas agréable de passer des heures à dessiner ces pages-là", concède Aude Mermilliod. "Mais ça ne m'a pas accablé de tristesse. C'était plutôt de la tension." Valentin Maréchal a été étreint par les mêmes sensations. "Ça a duré plusieurs jours. Ce n'était pas simple car ça me renvoyait vers des choses plutôt désagréables. J'essayais de me mettre à distance en écoutant des musiques un peu douces."

Une distance nécessaire d'autant que ces albums mettent en scène, au-delà des agressions, des images beaucoup plus joyeuses de personnages reprenant goût à la vie. "C'est comme dans la vraie vie", s'exclame Alix Garin. "Je crois à la force de la joie. Les bons souvenirs peuvent finir par remplacer les mauvais. Je trouve que c'est important de proposer des représentations optimistes dans le monde d'aujourd'hui."

"L'art façonne le monde dans lequel on vit. J'ai envie de vivre dans un monde où les gens sont plus résilients, où ils peuvent apprendre et entendre que l'après existe", conclut la dessinatrice. "On a l'impression que pour être entendu dans la gravité de ces faits-là, il faut montrer qu'on souffre à perpétuité. J'aimerais que ça ne soit plus le cas."

Article original publié sur BFMTV.com