"J’ai dû apprendre à être un autre type de personnage", à la découverte de Pita Ahki, aussi discret qu’incontournable au Stade Toulousain
Pita Ahki, vous n’êtes pas très présent dans les médias, vous ne donnez pas beaucoup d’interviews et semblez très discret. Vous confirmez ?
Oui, vous avez raison. Après, est-ce qu’il y a une raison, je ne pense pas. J’aime juste garder les choses pour moi. Si on me demande une interview, alors je suis plus qu’heureux d’en donner une. Mais si vous avez lu ce que j’ai pu dire avant, ou ce que les gens pensent de moi, je suis en quelque sorte une personne discrète. Un peu timide, mais je ne sais pas… j’aime rester seul. Alors peut-être que dans l’intimité je peux être un peu farceur ou peu clown avec mes coéquipiers. Devant la caméra ou les micros, je suis plus froid.
C’est dû à la façon dont vous avez été éduqué ?
Oui, je pense. Je ne sais pas, peut-être que c’est un truc d’insulaire. Juste pour être, je ne sais pas, discret, tranquille. Baisser la tête et travailler. En coulisses, soyez respectueux devant les autres. Quand il est temps de travailler, il est temps de travailler.
Comment avez-vous découvert le rugby en Nouvelle Zélande ? Était-ce une affaire de famille ?
Oui, ma famille est une grande famille de rugby ! J’ai commencé à jouer au rugby à l’âge de quatre ans pour le grand club de rugby de Ponsonby. Nous jouions donc au rugby "à toucher" à l’époque. Sans chaussures de rugby, juste les pieds nus sur l’herbe, dans la boue ! Ce sont mes souvenirs d’enfance. Et oui, j’aime le rugby depuis. Mon père jouait également au rugby. Il a joué pour le Massey Rugby Club et Ponsonby pendant quelques années. Ma mère jouait aussi, pour les Ponsonby "Fillies" et elle a porté le maillot des Samoa lors de la première Coupe du monde féminine à Barcelone. Ma sœur joue au netball, c’est un sport que l’on pratique en Nouvelle-Zélande et mon petit frère joue au rugby à XIII. Nous sommes donc une grande, grande famille de rugby !
Le sport semble au centre de tout chez les Ahki…
Oui, c’était juste une sorte de chose pour vous sortir des ennuis. Loin de tous les gangs et de tout ce que tu peux ramener à la maison. C’était notre évasion de cette zone. Nous avons vu le sport comme une sorte de moyen de sortir, d’être simplement entouré de bonnes personnes qui avaient le même état d’esprit et les mêmes objectifs que nous. Et mes cousins, mes tantes et mes oncles qui pratiquaient beaucoup de sport, nous ont encouragés à en pratiquer autant que possible quand nous étions petits.
"Nos parents voulaient que nous soyons disciplinés"
Il y avait du danger dehors ?
Oui, il y a eu des problèmes. Peut-être que certains copains faisaient des choses en dehors du terrain, avec lesquelles les parents n’étaient pas d’accord. Ils voulaient donc que nous fassions du sport le week-end. Juste pour nous changer les idées. Ils savaient à quoi ressemblaient certains de nos amis. Ils voulaient donc que nous soyons disciplinés.
Peut-on dire que le rugby vous a aidé à rester sur le bon chemin ?
Oui, oui. Parce que mes parents ont toujours dit : "si tu ne t’appliques pas au rugby…". Vous devez avoir quelque chose sur quoi vous appuyer. J’ai donc fait un peu d’école à l’époque, mais je me suis pleinement concentré sur mon rugby et je pense que ça a fonctionné un peu pour moi.
Qu’avez-vous principalement appris de ce rugby en Nouvelle-Zélande ?
C’était essayer d’apprendre à communiquer avec mon équipe. Si vous jouez le Super Rugby, de retour à la maison, vous êtes considéré comme assez bon. Mais j’ai vite appris que, oui, vous êtes un bon joueur de rugby, mais que vous devez élargir votre bagage. Je suis une personne calme et j’ai dû apprendre, quand je pénétrais sur le terrain, à être un autre type de personnage. J’ai donc dû apprendre à parler avec les gars, comme Jerome Kaino et Charlie Faumuina. J’ai également joué avec Ma’a Nonu. Donc, j’ai juste essayé de ne pas avoir peur. Pas de leur dire quoi faire, mais simplement d’être une voix sur le terrain. D’avoir le courage de parler. Ça a été mon plus grand apprentissage en Nouvelle-Zélande.
Et techniquement ?
Les Néo-Zélandais sont très forts pour garder le ballon vivant. Comme ici à Toulouse, on a envie de jouer. "Jeu de mains, jeu de Toulousain" ! C’est un peu la même chose en Nouvelle-Zélande. Et nous pratiquons beaucoup d’autres sports qui impliquent la même forme de balle. Nous avons le rugby "à toucher" qui est très important en Nouvelle-Zélande et le "tag" rugby (appelé "flag" en France, avec une sorte de foulard à récupérer sur l’adversaire, ndlr). Comme je l’ai dit, nous pratiquons autant de sports que possible. Mais au rugby, on essaie de garder le ballon en vie et on adore l’attaque !
"J’aime le plaquage"
Vous êtes arrivé en Europe, au Connacht précisément, en 2017. Etait-ce dur de quitter les vôtres ?
Oui, c’était très dur. En 2017, j’ai subi ma première opération du genou et nous avons envoyé mon CV à tout le monde. Les équipes néo-zélandaises de rugby à XV, les équipes de Super Rugby… et personne n’était intéressé. Juste à cause de mon genou. Donc le Connacht est évidemment venu et le reste appartient à l’histoire. Ça a marché à la fin, mais c’était très dur. En plus ma femme est tombée enceinte de ma fille aînée Stella avant de décider de déménager. C’était donc difficile. En tant que joueur de rugby, quand vous êtes dans cette situation avec quelques blessures, tout est incertain. C’est une situation difficile, mais le sport est parfois comme ça. C’est une bénédiction maintenant que nous soyons ici à Toulouse. Je suis donc reconnaissant.
Est-ce que vous aviez un instant imaginé ce que vous alliez vivre au Stade Toulousain, avec quatre Boucliers de Brennus et deux Coupes d’Europe remportés ?
Non, je ne m’y attendais pas du tout. Juste parce qu’au départ nous voulions rester au Connacht, parce que nous en avions marre de tous les déménagements, d’équipes en équipes… Et évidemment, tout le monde a entendu parlé de mon histoire ici à Toulouse avec mon genou blessé. Alors, quand nous sommes arrivés ici pour un contrat d’un an, je me suis dit, "qui s’en soucie" ? Je me suis dit que j’allais venir ici, que j’allais jouer mais que si nous finissions par rentrer à la maison, c’était comme ça ! Je suis donc content que tout se soit bien passé et nous sommes très, très heureux d’être ici.
Pour parler de rugby, on vous voit très fort en attaque, idem en défense, vous marquez des essais comme vous débloquez des situations. Mais que préférez-vous finalement sur un terrain ?
Peu importe ! Ce que l’équipe a besoin que je fasse, c’est ce que j’aime faire. Mais je pense que j’aime le plaquage, le côté défensif du jeu. Je ne me soucie pas de marquer des essais. Si mes coéquipiers marquent, alors c’est bon pour moi. Nous gagnons, donc c’est bien pour moi. Mais j’adore le côté défensif du rugby.
Les joueurs qui viennent du Pacifique aiment cet aspect ? C’est dans leur ADN ?
Oui, nous aimons le contact. La plupart des joueurs du Pacifique sont comme ça.
Le poste de trois quart centre est de plus en plus physique. Le ressentez-vous après des années ?
Je pense qu’ici, dans le Top 14 et la Champions Cup, chaque année, cela devient de plus en plus difficile. Toutes les équipes s’améliorent. En championnat, chaque semaine est difficile. Vous ne pouvez pas lever le pied ! Il faut bien se préparer chaque semaine. Moi maintenant, j’ai 32 ans. Il me faut probablement deux jours pour récupérer d’un match ! Je dois donc être au top de ma récupération et des choses comme ça. Chaque année, c’est de plus en plus difficile pour moi.
Quel adversaire direct vous a le plus marqué ?
Je pense que mon plus grand adversaire a été Bundee Aki. Personnellement, quand on a affronté l’Irlande avec les Tonga, il a fait un très, très gros match. Et ça a été une soirée difficile pour moi. Donc je le place tout en haut de la liste.
"On est tellement chanceux avec les avants que nous avons"
Que vous a apporté le rugby français ?
Comme je l’ai dit, quand je suis arrivé ici, c’était un peu la même chose qu’à la maison. Essayer de garder le ballon en vie, jouer et des choses comme ça. Mais ce que j’ai appris ici, c’est plus la conscience tactique. Depuis un certain nombre d’années maintenant, on m’a donné une sorte de leadership. Et j’ai vraiment, vraiment élargi le côté de la communication, notamment avec mon ouvreur et mon demi de mêlée. Je pense que je n’avais jamais vraiment eu ce leadership en Nouvelle-Zélande.
Quel est votre meilleur souvenir avec Toulouse ?
On peut parler du doublé l’année dernière, mais je pense que je dois placer le premier titre européen en numéro un. Par la façon dont nous l’avons gagné notamment. Nous avons joué à l’extérieur au Munster, à l’extérieur à Clermont. Et puis nous avons joué notre demi-finale ici contre Bordeaux. D’une, c’était une façon difficile de gagner ce titre et de deux, il y avait un côté historique. Toulouse n’avait jamais gagné au Munster auparavant, je pense. C’est ce que le coach nous a dit avant le match. Et il a fallu beaucoup de temps avant de gagner également à Clermont avant cela. Donc, pour moi, ça reste un très bon souvenir.
Êtes-vous excité à l’idée d’affronter Bordeaux dimanche, une équipe spectaculaire actuellement ?
Oui, nous avons tous hâte d’y être ! J’ai gardé un œil sur eux, car j’adore regarder le rugby. J’ai vu leur match contre le Racing le week-end dernier et ils ont fait un bon match. Ils adorent marquer des essais, donc nous les examinerons de près avec les analystes et beaucoup de vidéo et nous nous préparerons bien pour dimanche.
Vous aimez ce genre de challenge, face aux Jalibert ou Moefana ?
Mais vous savez, chaque semaine, c’est pareil. C’est évidemment un gros défi vu les talents qu’ils ont dans leur équipe. Nous avons hâte d’y être.
Vous aussi, vous avez des joueurs pas comme les autres autour de vous…
Exactement. J’ai des joueurs spéciaux autour de moi aussi. Et je suis reconnaissant de jouer avec eux. J’ai la chance d’être à Toulouse et avec des joueurs comme Romain (Ntamack), Blair (Kinghorn), Ange (Capuozzo), Pierre-Louis (Barassi), Paul (Costes), Thomas (Ramos) et tous les autres. On est tellement chanceux avec les avants que nous avons aussi, qui sont là pour nous donner de bons ballons. C’est plus facile lorsque vos avants font le boulot. Vous ne pouvez pas vraiment jouer quand vous reculez. J’ai beaucoup de chance d’être dans une bonne équipe comme ça. C’est un plaisir. C’est toujours un plaisir. Il faut le trouver tant qu’on n’est pas trop vieux !
"Les All Blacks ? Aucun regret"
Le plaisir est une notion primordiale à 32 ans ?
Oui, surtout maintenant parce que je vais vers la fin de ma carrière. Je prends chaque jour avec un peu de gratitude, juste d’être ici et de continuer à bien jouer rugby. Chaque fois que j’entre sur le terrain, je donne mon meilleur, à cent pour cent.
Vous serez en fin de contrat en juin 2026. Vous aurez quasiment 34 ans. Pensez-vous vous arrêter là ou poursuivre encore votre carrière ?
Je dis toujours à ma femme, c’est quand les roues se détachent… moi je veux jouer jusqu’à ce que les roues se détachent (sic) ! Quand viendra le temps des négociations ici, en fonction dont mon corps se sent… je me sens bien actuellement. À la fin de mon contrat, la saison prochaine, j’aurai 33 ans. On verra s’ils veulent que je reste ici. Sinon, ensuite, évidemment, nous verrons quelles seront les opportunités en Nouvelle-Zélande. Car ici, en France, je n’ai pas envie d’aller dans un autre club.
Vous avez joué pour les Tonga mais vous n’avez jamais porté le maillot des All Blacks. Est-ce un regret ?
C’était définitivement un de mes objectifs en grandissant, comme beaucoup de joueurs néo-zélandais. Mais j’ai eu quelques blessures pendant mon séjour en Nouvelle-Zélande. Je pense donc qu’une fois que votre temps est passé, vous devez regarder ailleurs. Et mon chemin m’a mené au Connacht et m’a conduit ici à Toulouse. Je pense donc qu’il y a trois, quatre ans, avant que je ne resigne ici à Toulouse, ça m’a traversé l’esprit. Penser à revenir en arrière et à essayer de porter le "maillot noir". Nous en avons parlé ma famille et moi. J’en ai parlé avec ma femme. Nous avons tout pesé et nous avons dit à tout le monde : "vous savez quoi ? On adore notre vie ici". Tout se passe bien pour moi à Toulouse, nous jouons un bon rugby et nous ne savons pas ce qui peut se passer si nous nous rentrons en Nouvelle-Zélande. Parce que rien ne vous sera donné. Il faut travailler pour votre gagner sa place. Nous n’étions donc pas prêts à prendre ce risque. Et oui, nous sommes ici et je n’ai aucun regret.