"Une société bâtie sur la croissance peut-elle intégrer la sobriété ?"
Proscrire les énergies fossiles ne suffira pas pour bâtir la société du bas carbone, relève la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, pas plus qu'inciter les individus à changer. Car ce sont les politiques publiques et l'économie qui donnent le la.
Cet article est issu du magazine Les Dossiers de Sciences et Avenir n°219 daté octobre/ décembre 2024.
Sophie Dubuisson-Quellier est sociologue, directrice du Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris. Elle est aussi membre du Haut Conseil pour le climat.
Les Dossiers de Sciences et Avenir : Notre société est très dépendante du pétrole, du gaz, du charbon. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Sophie Dubuisson-Quellier : La société s'est construite depuis plusieurs siècles sur l'idée qu'en accédant aux énergies fossiles, elle aurait d'énormes capacités de développement. Dès avant la révolution industrielle, on pense ainsi un progrès continu de la civilisation dépendant de la technique, qui doit permettre au plus grand nombre d'accéder aux produits fabriqués.
Mais s'ouvre alors une spirale. On produit beaucoup, on a besoin de transporter, donc on utilise beaucoup de ressources naturelles. Et parce qu'on produit beaucoup, il faut alimenter une consommation, voire une surconsommation, pour laquelle il faut plus de déplacements, qui vont permettre de produire plus et donc d'utiliser plus d'énergies fossiles, etc.
La société actuelle est le produit de ce qu'on appelle une dépendance au chemin : les décisions prises contraignent fortement les suivantes. Il est très difficile de sortir de cette trajectoire. Un exemple : le recours aux énergies fossiles a permis l'hypermobilité. Comment espérer conserver l'hypermobilité sans les énergies fossiles ?
"Lorsqu'on dit 'on ne pouvait pas savoir', c'est faux"
Mais aurait-on pu anticiper cette spirale ?
C'est la deuxième dimension importante mise en lumière par les historiens : lorsqu'on dit "on ne pouvait pas savoir", c'est faux. Dès qu'on a commencé à utiliser le bois des forêts de manière intensive, certains se sont demandé : n'est-on pas en train de détruire ce capital et même de modifier le climat ? C'est une réflexivité à bas bruit, parce que ce qui compte alors, c'est le développement.
Mais ce type de question[...]