"La Russie a méprisé l'attaque": comment les Ukrainiens ont réussi leur incursion en territoire russe
Un drapeau blanc, rouge et bleu décroché et remplacé par celui de l'Ukraine. Les forces de Kiev poursuivent ce mercredi 14 août leur percée sur le sol russe, dans la région frontalière de Koursk, où elles mènent depuis le 6 août une incursion inédite et massive. Malgré des combats, elles ne semblent pas rencontrer de résistance majeure et des soldats ukrainiens se filment même en territoire conquis.
L'objectif désormais affiché de l'état-major ukrainien, après des semaines de secrets bien gardés, est de renverser la dynamique du conflit, alors que les troupes russes avancent lentement vers l'ouest ces derniers mois sur le front ouvert en 2022 en Ukraine.
Le 6 août, c'est d'abord près de 1.000 soldats d'infanterie mécanisée, avec des blindés et des drones, qui ont passé la frontière russe. "Il y avait une volonté de frapper de façon symétrique sur le territoire russe comme les Russes frappent l'Ukraine", explique Jérôme Clech, consultant défense BFMTV. Depuis, au moins cinq brigades de plus se sont jointes à l'opération.
Un revers pour la propagande russe
"Dans les premières heures de cette incursion ukrainienne, contrairement à ce qu'ont dit les autorités russes, personne (les habitants de la région, NDLR) n'a été aidé", affirme Paul Gogo, correspondant à Moscou pour BFMTV.
La propagande d'un État sécuritaire tant vantée par Vladimir Poutine s'est effondrée face à cette attaque surprise, échouant dans sa tâche fondamentale de protection de ses citoyens. "Un matin, ils voient des Ukrainiens dans leurs rues, ils appellent la mairie et personne ne répond, alors c'est la panique générale et chacun a trouvé ses propres moyens pour quitter les lieux", raconte Paul Gogo.
Cette incursion menée sans résistance majeure constitue plutôt un revers pour le FSB, chargé des affaires de sécurité intérieure, que l'armée russe directement. En effet, les postes de contrôle établis, côté russe, le long de la frontière que la région de Koursk partage avec l'Ukraine, étaient tenus pour l'essentiel par des appelés dans les rangs des gardes-frontières, dépendant du FSB, rapporte Le Monde.
Du côté de l'armée, tous les regards étaient braqués sur le Donbass, où se concentrent les combats depuis des mois. Depuis le début de l'offensive ukrainienne, Moscou a fait venir des unités jusqu'ici situées en Ukraine, mais privilégie un renfort provenant du territoire russe pour éviter de dégarnir ce front du Donbass, ce qui explique que l'incursion n'est pas encore été réellement repoussée, même si les forces russes ont annoncé "déjouer" de nouvelles attaques ukrainiennes dans la région.
En préparation depuis des semaines
Si Kiev a préparé cette offensive discrètement, il est difficile de penser que l'armée russe n'avait pas observé les mouvements de troupes à la frontière ukrainienne, dans la région de Soumy.
Un rapport avait été remis aux autorités militaires russes environ un mois avant l'attaque, indiquant que "des forces avaient été détectées et que des renseignements indiquaient des préparatifs en vue d'une attaque", a déclaré après l'incursion Andrei Gurulyov, un membre éminent du Parlement russe et ancien officier de haut rang de l'armée, rapporte le New York Times. L'état-major n'y avait pas cru ou n'avait pas voulu y croire.
"La Russie n'a pas été surprise mais a méprisé l'attaque, estimant qu'il n'y avait pas de continuation militaire", explique Jérôme Clech.
Attaquer les premiers
Loin de l'épicentre des combats, la région de Koursk constituait une cible plus facile que partout ailleurs sur le front de 960 kilomètres à l'est et au sud de l'Ukraine. Elle compte moins de constructions anti-chars et moins de positions de combat habitées.
"Depuis quelque temps, les Russes préparaient à bas bruit une attaque sur Soumy (Ukraine) depuis la zone frontalière. Le déminage avait commencé, mais ils n’avaient pas massé de troupes", explique au Monde Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux.
Les Ukrainiens y auraient vu "un effet d’opportunité" et décidé de "préempter l’attaque" en attaquant les premiers, poursuit le spécialiste:
"C'est astucieux, ils ont repris l’initiative alors que, depuis novembre 2023, la Russie imposait son tempo".
Des mouvements discrets
Du côté de la Russie, tout mouvement à la frontière aurait pu être interprété à tort comme une nouvelle posture défensive. L'armée ukrainienne divise effectivement parfois ses brigades en bataillons plus petits, dispersés sur le champ de bataille, et Soumy a longtemps été évoqué comme une zone où la Russie pourrait tenter d'ouvrir un nouveau front.
L'Ukraine a déplacé des soldats dans la région de Soumy sous prétexte de s'entraîner et de récupérer de nouveaux équipements, a déclaré un gradé ukrainien au New York Times.
Des armes lourdes y ont été déployées et les soldats se sont entassés dans les maisons, cachés de la vue de tous. Les officiers ont même reçu pour consigne d'éviter de porter des uniformes militaires lorsqu'ils entraient dans les villes afin de ne pas attirer l'attention.
Une surprise même pour les alliés occidentaux
L'opération a surpris même les plus proches alliés de Kiev, y compris les États-Unis. En effet, l'armée ukrainienne martèle depuis des mois être à court de soldats et de munitions et est sur la défensive depuis l'échec de sa contre-offensive l'an dernier. Difficile d'imaginer que l'Ukraine puisse attaquer en territoire russe.
Les responsables ukrainiens sont restés muets sur la mission, notamment sur leur intention de tenir le terrain ou de se replier sur leurs défenses de leur côté de la frontière. Volodymyr Zelensky n'a reconnu publiquement l'opération que samedi pour la première fois. Selon les informations du New York Times les soldats ukrainiens n'étaient pas au courant du plan à l'avance.
"La Russie a apporté la guerre aux autres, et maintenant elle revient chez elle", a déclaré Volodymyr Zelensky ce de lundi soir.
Un haut responsable de la sécurité ukrainienne, sous couvert d'anonymat, a déclaré à l'agence de presse AFP: "Nous sommes à l'offensive. L'objectif est d'étirer les positions de l'ennemi, d'infliger un maximum de pertes et de déstabiliser la situation en Russie, qui n'est pas en mesure de protéger sa propre frontière".
Certains analystes estiment que l'Ukraine tenait à montrer à ses alliés occidentaux, et aux États-Unis en particulier, que leurs forces pouvaient continuer à se battre. L'opération a également modifié le récit de la guerre pour les Russes à l'intérieur du pays - il ne s'agit plus d'une lontaine "opération militaire spéciale", mais d'un conflit qui les affecte directement.
Des avancées notables
Selon Kiev, son armée a pris le contrôle de 74 localités russes de la région de Koursk, a fait "des centaines" de prisonniers parmi les soldats russes et revendique de plus de 1.000 kilomètres carrés en territoire ennemi.
"Ce sont essentiellement dans des zones très peu peuplées pour ne pas dire désertiques, les zones urbaines ne sont pas prises", précise Jérôme Clech.
Il s'agit de la plus vaste incursion d'une armée étrangère sur le sol russe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L'armée ukrainienne n'avait pas tenté d'offensive notable en Russie depuis l'invasion de 2022, ou même de 2014. Des incursions avaient eu lieu à la frontière, mais avaient été revendiquées par des groupes paramilitaires russes dissidents.