Rencontre avec Tatsuki Fujimoto, le génial mangaka de "Chainsaw Man" et "Look Back"

Détail de l'affiche Tatsuki Fujimoto du festival d'Angoulême - FIBD
Détail de l'affiche Tatsuki Fujimoto du festival d'Angoulême - FIBD

Inconnu du grand public il y a encore six ans, Tatsuki Fujimoto s'est imposé en quelques années comme l'un des mangakas les plus incontournables du moment. Âgé de seulement 28 ans, l'auteur traverse les mois les plus fous de sa vie. La première partie de Chainsaw Man s'est achevée avec un ultime chapitre à la cruauté et à la mélancolie inattendues. Il a ensuite pris de court ses fans comme ses pairs en publiant le déchirant one-shot Look Back, qui vient de paraître en France aux éditions Kazé.

L'exposition organisée cette semaine au festival de la BD d'Angoulême confirme sa consécration internationale, très rare pour un auteur aussi jeune. Il en est le premier étonné. "C'est vrai qu'il s'est passé beaucoup de choses ces derniers mois!", s'amuse-t-il lors d'une rare interview accordée à BFMTV, malgré la fatigue qui se lit sur son visage. "Je n'arrive pas à avoir du recul sur ce qui se passe. Peut-être que j'y arriverai quand je serais vieux, à la retraite."

Cette première rétrospective française, qui se tient du 17 au 20 mars, permet de dresser un premier bilan d'une œuvre déjà parfaitement cohérente, marquée par des visions de destruction de notre monde et des personnages nihilistes et dépressifs. En l’intronisant "héros du chaos", Frederico Anzalone, le commissaire de son exposition, a visé juste. "Ça me convient très bien!", se réjouit l’intéressé, qui arbore pendant l’interview un t-shirt sur lequel on peut lire "Nous faisons peur et nous le faisons bien" ("We scare because we care"), la devise de l'usine de traitements de cris d'enfants​​ de Monstres et Cie des studios Pixar.

Casser les codes du shōnen

Les amateurs de mangas ont découvert Tatsuki Fujimoto avec Fire Punch (2016-2018), l’histoire d’un homme-feu, Agni, devenu le messie d’un monde postapocalyptique. Mais c'est grâce à Chainsaw Man (2018-), un récit plus agressif que les shōnens traditionnels, sur un homme-tronçonneuse chasseur de démons, qu'il s'est imposé comme l'un des nouveaux maîtres du genre. Au Japon, Chainsaw Man s'est vendu à 12 millions d'exemplaires. En France, près de 500.000 tomes ont été écoulés.

Héritier de mangakas inclassables comme Shintaro Kago (Fraction), Hiroaki Samura (L’Habitant de l’infini) ou Sui Ishida (Tokyo Ghoul), Tatsuki Fujimoto a été salué pour sa liberté de ton et sa capacité à imaginer des scénarios extrêmement retors, qui déjouent les codes du shōnen. Chainsaw Man se moque tout particulièrement des héros "naïfs et prétentieux" de ces récits initiatiques pour la jeunesse, "qui passent leur temps à courir après un objectif qui les dépasse". Les héros de Fujimoto sont toujours motivés par de viles ambitions. Denji, le héros de Chainsaw Man, rêve de caresser les seins d'une femme.

"Je voulais faire quelque chose de très différent des shōnens classiques", confirme l’auteur. "Mais le fait que mes personnages aient des ambitions très basses n’est pas lié à l'envie de casser les codes du shōnen. Quand on observe la jeune génération actuelle, ils sont un peu comme ça. Ils ne cherchent pas à avoir un salaire très élevé. Ils se contentent de 350.000 yens par mois [soit 2 734,70 euros, NDLR]. Ils cherchent à vivre de manière simple, au jour le jour. Je ne les critique pas. Je trouve ça très bien de vivre comme ça. C’est pour cette raison que j’ai créé le personnage de Denji, dont l'ambition est extrêmement médiocre."

"Inspiré par ce que je ressens"

Fujimoto, lui non plus, n'a pas d'ambition démesurée. Il ne cherche pas à révolutionner le manga. L'idée de Chainsaw Man lui est même venue presque par hasard. "J'ai d'abord eu cette idée visuelle, celle d'un homme avec une tronçonneuse qui sort de son cœur. À partir de là, j'ai imaginé une histoire en suivant l'avis de mon éditeur."

Fujimoto rêve cependant que ses histoires aident ses lecteurs à mieux comprendre le monde qui les entoure. Une profession de foi qu’il a fait dire dans Fire Punch au personnage de Togata, une cinéphile immortelle qui rêve de mettre en scène la fin du monde: "Je visionnais mes films préférés à longueur de temps pour y puiser des clés pour mon quotidien", confie ce personnage, un des plus complexes et fascinants de son catalogue.

Les histoires de Tatsuki Fujimoto évoquent de manière détournée le chaos ambiant tout en témoignant comme un journal intime de ce qu'il ressent au moment de sa création. Ses personnages sont ainsi des êtres solitaires et immortels au bord de la folie, dont la vie est un chemin de croix semé de souffrances. Une métaphore de sa condition de mangaka.

"Je n’ai jamais réfléchi à cet aspect de mon travail, mais tout cela est inspiré par ce que je ressens, c'est certain", analyse-t-il avec une pointe d’amertume. "C'est peut-être le reflet de mon quotidien. Je travaille seul, pour un magazine hebdomadaire. C'est un travail extrêmement dur et je n'ai pas envie que ma série s’arrête! Je ne cesse donc de travailler."

Mais un dessinateur n’est pas immortel, contrairement à ses personnages. Fujimoto le sait bien. L’auteur, qui n’a aucune histoire en prépublication à l’heure actuelle, se ménage donc et planche actuellement sur la suite de Chainsaw Man, prévue pour cet été.

Double face

Avec le temps, ses histoires et son trait semblent s'adoucir. Les deux derniers tomes de Chainsaw Man, sortis l’année dernière, dévoilent une mélancolie jusqu’alors inhabituelle dans son travail. "Je cherche toujours des contrastes dans mon histoire. Quand il y a un moment de grand désespoir, j’essaye toujours de changer d’ambiance dans la scène suivante. C’est pour cette raison qu'il y a plus de mélancolie dans les derniers tomes de Chainsaw Man. Je voulais aussi préparer le lecteur aux scènes plus tragiques de la fin."

Dans les histoires de Tatsuki Fujimoto, tragédie et humour se mêlent toujours, comme dans le cinéma coréen contemporain (Memories of Murder, The Chaser, The Strangers) qu’il affectionne tant. "Chaque œuvre a besoin de ces deux aspects, un côté drôle et un côté sérieux", insiste-t-il. "Si une histoire n’a pas ces deux éléments complémentaires, elle ne peut pas tenir la route. Il suffit de voir le film Parasite. Le début est très drôle et la deuxième partie est plus sérieuse. Chaque œuvre doit avoir ces deux faces."

C’est ce qu'il a essayé de faire dans sa dernière histoire en date, Look Back, qui s’inspire librement de ses débuts de mangaka. Fujimoto y raconte le destin croisé de deux jeunes femmes, Fujino et Kyômoto. L'une se destine au dessin et l'autre à l’animation. Deux personnages qui représentent deux facettes complémentaires de sa personnalité. Et deux parcours entre lesquels il a hésité.

"C'est juste. Ces deux facettes sommeillent en moi", reconnaît l’auteur qui entretient volontairement le mystère autour de sa vie. "J’admire beaucoup les personnes qui travaillent dans l’animation. Elles sont toujours très douées en dessin. J’aimerais être aussi bon en animation qu'en manga."

Lettres de menaces

Look Back évoque aussi en creux l’incendie criminel survenu le 18 juillet 2019 au studio Kyoto Animation, et dans lequel 36 personnes sont mortes. Connaissait-il certaines des victimes? L'auteur refuse de s'exprimer sur le sujet. De manière générale, Tatsuki Fujimoto ne se montre jamais en public et ne prend jamais position sur les sujets d’actualité - même dans ses mangas.

Une prudence liée aux lettres de menaces qu’il a reçues. "Je ne montre pas mon visage par peur qu’on me tue." Cette épée de Damoclès l’inspire néanmoins dans son travail. Dans Chainsaw Man, Fujimoto évoque cette crainte omniprésente de la mort, qu’il matérialise dans le démon-flingue, créature monstrueuse capable de décimer la moitié de la population d’un pays en l’espace de quelques secondes.

Son éditeur Shihei Lin estime avec un certain cynisme que ces menaces sont aussi la preuve du succès de la série, devenue incontournable: "Au Japon, certains fans extrêmement sensibles réagissent souvent très mal si un personnage qu’ils aiment subit des choses atroces. Ils peuvent vouloir se venger. Pour éviter tout risque, Fujimoto-sensei refuse de montrer son visage, pour garder son anonymat."

Manque de temps

Dans Look Back, Tatsuki Fujimoto se livre avec beaucoup de sincérité et de justesse sur les affres la création artistique. "Créer un manga est extrêmement difficile, voire pénible", confirme-t-il. "On commence à être mangaka, parce qu’on aime raconter des histoires et dessiner. Mais une fois qu’on pratique ce métier, on se rend compte qu’il faut tout faire soi-même!"

Les rythmes insensés de la publication japonaise le poussent souvent à devoir improviser. "Quand on travaille pour un magazine publié à un rythme hebdomadaire, on n’a pas de temps. Le rythme est trop intense et il faut travailler très vite. On peaufine le crayonné, mais au moment de l’encrage il y a toujours une part d’improvisation pour gagner du temps."

Cette question du manque de temps désole l’auteur, qui souhaiterait s’impliquer davantage dans tous les domaines de création de son œuvre: "J’aimerais pouvoir travailler à la fois sur les personnages et les décors. Aujourd’hui, malheureusement, le travail est si prenant que je suis obligé de confier mes décors à mes assistants." Pour se ménager, Tatsuki Fujimoto privilégie séries courtes et one-shots.

"J’adore les one-shots. C’est un peu contradictoire, mais quand je travaille sur une série, j’ai très envie de travailler sur un one-shot et quand je travaille sur un one-shot, j’ai très envie de travailler sur une série!"

Bientôt la suite de "Chainsaw Man"

Si Look Back témoigne d'un auteur en pleine maturité, qui a complètement digéré ses influences et se permet désormais des cadrages très audacieux, Tatsuki Fujimoto ne se sent pas forcément plus à l’aise avec les codes de la BD, une dizaine d’années après ses débuts.

"Je ne me sens toujours pas habitué à ce métier. D’ailleurs, je refuse de m'y habituer. Il faut toujours se sentir comme un débutant, pour pouvoir progresser davantage. C’est ainsi qu’un mangaka doit vivre."

Fujimoto n'a pourtant plus rien du débutant. Même ses anciens assistants sont devenus des stars. Tatsuya Endō et Yukinobu Tatsu, qui lui avaient prêté main forte sur Fire Punch, cartonnent désormais avec respectivement Spy x Family (Kurokawa) et DanDaDan. Ce titre, qui a fait l’objet d’une âpre bataille entre les éditeurs français, sera bientôt disponible dans nos librairies.

Avec une adaptation en série de Chainsaw Man en préparation au studio Mappa, le phénomène Tatsuki Fujimoto n’est pas près de s’arrêter. En attendant, une version couleur de Chainsaw Man vient de sortir au Japon. "Ce n’est pas de ma volonté! C’est la décision de Shueisha [son éditeur, NDLR]." Mais il est satisfait du résultat. "Ils ont su respecter les couleurs que j’aurais pu mettre."

Tatsuki Fujimoto devrait encore surprendre avec la deuxième partie de Chainsaw Man, dont il préfère ne rien dire pour le moment. "Je sais exactement ce que j’ai envie de faire, mais je ne peux rien vous révéler. Je veux que le lecteur découvre cette deuxième partie sans aucune information."

Article original publié sur BFMTV.com