Rattrapé sur l’antisémitisme, le Rassemblement national face aux limites de la stratégie du silence
POLITIQUE - Durant la réforme des retraites, le constat faisait fulminer les macronistes : « Marine Le Pen, plus elle se tait, plus elle monte ». Tout à sa stratégie de notabilisation, le Rassemblement national joue depuis les élections législatives de 2022 la position du surplomb, censée soigner son image qui effraie (encore) une petite majorité de Français, dans un contexte où la présidente du groupe RN à l’Assemblée ne cesse de progresser dans les sondages. « C’est facile pour eux, tant que ça fonctionne, ils ont raison de le faire », soufflait au HuffPost fin octobre une ministre, opposant cette tactique payante à celle de la « conflictualisation » choisie par Jean-Luc Mélenchon et ses fidèles, particulièrement coûteuse en termes d’image.
Une ligne que le RN s’est efforcé de tenir, y compris durant les émeutes après la mort du jeune Nahel en juin dernier. Marine Le Pen laissait LR et Reconquête ! jouer la surenchère, avant d’intervenir plus tard dans le débat avec des propos plus mesurés. « Elle a une double stratégie : positionner Éric Ciotti au côté d’Eric Zemmour, à l’extrême droite, et ainsi se recentrer ; et taper fort contre la gauche dite “insurrectionnelle” sans critiquer l’immigration, pour dire qu’elle défend les gens sérieux, qui ont besoin de calme », décryptait dans Le Monde Luc Rouban, chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po et auteur de La Vraie Victoire du RN (Presses de Sciences Po, 2022).
Le risque de briser le silence
Un stratagème qui s’applique à ses députés cravatés, priés de ne pas entraver ce difficile exercice de « normalisation ». Or, le problème avec la stratégie du silence, c’est que ceux qui le brisent jettent une lumière crue sur les raisons qui ont justement conduit à cette discrétion : l’ADN d’extrême droite de la formation lepéniste et leur inexpérience politique. Ce que la crise déclenchée par l’attaque terroriste du Hamas sur Israël le 7 octobre n’a fait que révéler.
Première piqûre de rappel : Laurent Jacobelli. Le 13 octobre, le député de la Moselle et porte-parole du RN s’en prend verbalement à son collègue Renaissance Belkhir Belhaddad en le qualifiant de « racaille » en marge d’une visite du porte-parole du gouvernement Olivier Véran dans le département.
La scène est filmée, le tollé, immédiat. La gauche et la macronie y voient « le vrai visage du Rassemblement national ». L’élu macroniste porte plainte pour « injure raciste » et les vieux démons reviennent. Dimanche 5 novembre, l’actualité est toujours aussi crispée par la guerre au Proche-Orient, et son inévitable importation en France. Alors que le pays déplore une explosion des actes antisémites, Jordan Bardella, président du Rassemblement national, est questionné sur BFMTV sur l’héritage de son parti en la matière. Jean-Marie Le Pen était-il antisémite ? « Je ne crois pas », répond l’eurodéputé. Ce qui a fait ressurgir le passé de la formation d’extrême droite, mais surtout fragilisé son objectif de « normalisation ».
« Jackpot intégral »
Et pour cause : le leader du parti, qui s’imagine aujourd’hui comme le « bouclier » des juifs de France, éprouve toutes les peines du monde à se désolidariser de celui qui a incarné l’antisémitisme politique en France durant des décennies. « Qu’est-ce que ça lui coûtait de dire qu’il avait été condamné pour cela, et que la condamnation était irréfutable ? S’il répondait ça, c’était le jackpot intégral, l’aboutissement de la stratégie de Marine Le Pen », décrypte auprès du HuffPost un communicant de l’exécutif, plutôt soulagé de cet « accroc » dans la communication bien huilée du parti d’extrême droite.
Face à ce symbole désastreux, les troupes lepénistes redoublent d’efforts pour faire oublier la sortie de leur chef. Dans l’hémicycle, le député de la Somme Jean-Philippe Tanguy a livré un plaidoyer contre l’antisémitisme… Avant d’être renvoyé aux déclarations de Jordan Bardella et aux origines de son parti. En amont de la marche contre l’antisémitisme, où la présence du RN est aussi dénoncée par le Crif, les élus d’extrême droite courent les plateaux pour rectifier le tir.
Mathilde Paris, députée RN du Loiret, considère "à titre personnel" que Jean-Marie Le Pen était antisémite pic.twitter.com/nM7oGU3wDt
— BFMTV (@BFMTV) November 8, 2023
Invitée à se prononcer sur l’antisémitisme du « Menhir », la députée du Loiret Mathilde Paris finit par lâcher, comme un prévenu prononcerait des aveux à contrecœur, qu’elle considère « à titre personnel » que le père de Marine Le Pen est effectivement antisémite. Une confession piégeuse, puisqu’elle signifie que plusieurs de ses collègues RN, dont le député du Gard Nicolas Meizonnet, éprouvent une forme d’admiration pour un antisémite (comme le montre le tweet ci-dessous).
On l’appelle le Menhir et ce n’est pas un hasard.
Joyeux anniversaire @lepenjm pour ces 95 printemps ! Quel panache ! 👏🏻 🍾 pic.twitter.com/uG5tRd3E1e— Nicolas Meizonnet (@NMeizonnet) June 20, 2023
Autre problème, remarque auprès du HuffPost l’essayiste Mathieu Souquière, l’expression « à titre personnel » utilisée par Mathilde Paris. « En disant cela, elle affirme que sa position ne saurait être celle du RN, comme si elle transgressait la ligne de son parti vis-à-vis de Jean-Marie Le Pen », explique l’expert à la Fondation Jean Jaurès, qui estime donc que cette sortie « entretient l’ambiguïté » du Rassemblement national au sujet de l’antisémitisme. Résultat : la stratégie du silence du RN « se heurte à la question de l’héritage, de la filiation politique de Marine Le Pen », avec lequel le parti lepéniste n’arrive pas à rompre définitivement.
« Sa stratégie a abouti à quelques petits bougés symboliques (comme l’exclusion de son père) et à une grande habileté tactique consistant à ne pas trop en dire, mais elle n’est pas allée jusqu’au bout du chemin : désavouer totalement l’héritage du Front national. Tant qu’elle ne condamne pas à la fois tous les propos et la personnalité de Jean-Marie Le Pen, ça restera », poursuit Mathieu Souquière, avant d’ajouter : « Marine Le Pen n’a jamais dit qu’elle regrettait d’avoir endossé tous ces discours ». Un silence qui, une fois n’est pas coutume, semble jouer contre elle.
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