Qu'est-ce que la présomption de légitime défense pour les forces de l'ordre, voulue par Bruno Retailleau ?

Une vieille revendication du syndicat de police Alliance, classé très à droite, et inscrite dans le programme présidentiel du RN depuis 2012.

Bruno Retailleau, le ministre de l'Intérieur, souhaite une présomption de légitime défense pour les policiers (Photo by Dimitar DILKOFF / AFP)
Bruno Retailleau, le ministre de l'Intérieur, souhaite une présomption de légitime défense pour les policiers (Photo by Dimitar DILKOFF / AFP)

L'idée est un des nombreux serpents de mer des programmes de l'extrême droite. Elle émerge en 1977, lorsque Roger Marchaudon, un brigadier, est condamné pour avoir tiré six balles dans le dos d’un homme, après une tentative de hold-up.

L'association "Légitime défense" se crée alors et réclame que la riposte policière ne soit plus forcément proportionnelle. "Légitime défense" participe notamment à l’organisation d’une manifestation à l’initiative d’un syndicat policier d’extrême droite avec notamment Jean-Marie Le Pen, rappelle France Info.

La proposition est ensuite reprise par le FN puis le RN et est présente dans leurs programmes présidentiels depuis 2007 sans discontinuer, mais aussi portée par Alliance, syndicat de police classé très à droite, et plus récemment Éric Zemmour.

Le sujet revient fréquemment sur le devant de l'actualité au gré des faits divers impliquant les forces de l'ordre et notamment lors de l'usage d'armes à feu faisant parfois l'objet de propositions de loi de députés d'extrême droite. En mai 2019, c'est le sénateur RN Stéphane Ravier qui déposait une proposition de loi sur le sujet au Sénat, imité en novembre 2022 par le groupe RN à l'Assemblée, rejetée en commissions.

Aujourd'hui, en cas de poursuites, le policier mis en cause est placé en garde à vue, et c'est à lui comme à tout citoyen de prouver que les critères de la légitime défense étaient réunis et que l'usage de la force à laquelle il a eu recours était proportionné. Il n'existe pas de régime particulier pour les forces de l'ordre concernant la légitime défense.

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Ce que souhaite Bruno Retailleau, comme Marine Le Pen avant lui ou le syndicat Alliance, c'est que le policier qui use de la force soit automatiquement considéré comme ayant agi en état de légitime défense, évitant donc la garde à vue, et que ce soit donc au parquet de prouver qu’il n’y avait pas légitime défense ou que la force employée était disproportionnée. Cette inversion de la charge de la preuve suscite une large désapprobation chez plusieurs experts, sociologues, magistrats ou avocats.

"C'est extrêmement dangereux. Les policiers seront davantage incités à utiliser leur armes à cause d'une forme de sentiment d'impunité", prévient dans l'Opinion Christian Mouhanna, sociologue, chercheur au CNRS et au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), où il étudie les organisations policières, la justice pénale et le milieu carcéral.

"Si cette proposition était adoptée, les juridictions devraient d'abord considérer que l'usage de la force par les policiers est proportionné, légitime, et s'inscrit dans un temps immédiat. Or, les policiers n'ont pas de difficulté de preuves, quand ils interviennent ils sont toujours plusieurs, le trafic radio est enregistré, ce sont eux qui rédigent les procès-verbaux et ils ont accès aisément aux enregistrements de vidéosurveillance", estimait auprès de Libération Nils Monsarrat, secrétaire national du syndicat de la magistrature, en 2022.

Avocat spécialiste de la défense des forces de l'ordre, Laurent-Franck Liénard voyait lui un projet "dangereux" pour les policiers, qui "n'ont pas besoin qu'on leur renforce leur moral en disant qu'ils peuvent tirer sur les gens, ils se sentiraient libérés d'une certaine inhibition et auraient plus recours à la force, mais derrière ils seraient poursuivis par des magistrats qui auront toujours une approche restrictive de l'usage du feu", plaidait-il, toujours auprès du quotidien Libération. Le syndicat SGP Police-FO n'y est pas non plus favorable.

Dans une tribune publiée dans Le Monde au lendemain de la dissolution de l'Assemblée nationale, Vanessa Codaccioni, professeure au département de science politique de l’université Paris-VIII et autrice de "La Légitime Défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières", liste les conséquences d'une telle mesure, au coeur du projet du RN.

"Cette mesure compliquerait ainsi encore davantage le travail de la justice et serait défavorable aux victimes et à leur famille" ajoutant qu'il "est aisé d’imaginer que des policiers se sentiraient davantage légitimés à utiliser leurs armes, ou tout au moins se sentiraient plus facilement protégés. Les modifications de la législation sur la légitime défense, qui créent une confusion au sein des forces de l’ordre quant aux conditions d’usage des armes, peuvent également entraîner la multiplication des tirs et des homicides policiers".

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Un dernier argument illustré par la loi Cazeneuve de 2017 qui précise les conditions d'arme à feu. L'article L.435-1 du code de la sécurité intérieure prévoit qu'il est notamment possible d'ouvrir le feu lorsque le refus d'obtempérer menace physiquement les policiers ou des passants dans sa fuite. Depuis cette loi, le nombre de tirs lors de refus d'obtempérer est passé de 137, en 2016, à 202, en 2017, et cinq fois plus de personnes ont été tuées.