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La proposition de loi pour abroger la réforme des retraites est-elle vraiment irrecevable?

Un débat technique pour tenter de sortir l'ornière politique. Les macronistes et les oppositions ferraillent depuis des jours pour décider de la recevabilité ou non de la proposition de loi sur l'abrogation de la réforme des retraites en vertu de l'article 40 de la Constitution.

Si Éric Coquerel, le président de la commission des Finances l'a déclaré recevable ce mardi matin, les macronistes sont en total désaccord. Les constitutionnalistes sont eux aussi très partagés, oscillant entre lecture purement juridique et contexte politique.

"Si on applique le droit strict devant le Conseil constitutionnel, oui, elle est bien irrecevable et ça arrête de fait son chemin parlementaire", observe le constitutionnaliste Paul Cassia auprès de BFMTV.com.

La confrontation d'arguments "juridiques" et "politiques"

Même constat pour le professeur de droit public Michel Verpeaux. "Si on fait une lecture mot à mot de l'article 40, on doit l'appliquer et déclarer ce texte irrecevable", détaille l'ancien secrétaire général de l'Association de droit constitutionnel.

Cette disposition de la Constitution stipule que "les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique".

Autrement dit, la question est de savoir si le texte qui veut abroger la réforme des retraites grève de façon disproportionnée les finances publiques.

"On s'appuie sur des arguments juridiques dans un débat politique et partisan, avec deux logiques forcément différentes pour les oppositions et la majorité", décrypte le professeur de droit Benjamin Mathieu.

"Les conséquences de la frustration des oppositions"

"S'il y avait consensus sur l'opportunité de débattre de ce texte dans l'hémicycle, on aurait évidemment une lecture souple de l'article 40. C'est parce que certains ne veulent pas débattre des retraites à nouveau qu'on se retrouve sur ce terrain" juge ce spécialiste.

Il faut dire que le débat dans l'hémicycle de ce texte met dans l'embarras la majorité présidentielle, qui cherche désespérement à tourner la page des retraites. Si la réforme a été promulguée en avril, elle reste toujours massivement rejetée par les Français. Autant dire qu'une nouvelle séquence autour des 64 ans inquiète la macronie.

"En toile de fond, il y a le sujet de voter dans l'hémicycle une réforme qui n'a pas été soumise à l'approbation des députés ni en première lecture ni en seconde lecture avec le 49.3. On paie les conséquences de la frustration des oppositions", reconnaît d'ailleurs un conseiller ministériel.

"La taxe sur le tabac", un grand classique

Parmi les arguments avancés par la majorité pour dégainer l'article 40: le "sérieux" du mode de financement de cette proposition de loi qui ne permettrait pas "le retour à l'équilibre dès 2030".

Si cette proposition de loi créé bien 15 milliards d'euros de charges publiques supplémentaires, elle est également financée par une taxe sur le tabac et renvoie à l'organisation d'une "grande conférence de financement" pour "envisager de nouvelles pistes de financement" des caisses de retraite.

"La taxe sur le tabac est un grand classique des textes déposés par les oppositions comme par la majorité. Et en général, personne n'y trouve rien à redire, même si ça ne respecte pas l'esprit de la Constitution", remarque Benjamin Mathieu, maître de conférence en droit à l'université de Poitiers.

La proposition de loi sur le bien-vieillir déposée par Renaissance en décembre dernier était ainsi elle aussi financée par une taxe sur le tabac. Même constat pour la proposition de loi créant une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales, adoptée à l'unanimité.

"La coutume" des textes de l'oppositions jugés recevables

Autre point pour juger recevable le texte pour abroger la réforme des retraites: la tradition de l'Assemblée nationale d'avoir une approche large de l'article 40, afin de permettre aux oppositions de faire avancer leurs thématiques.

"La coutume est plutôt de laisser de la latitude sur les propositions de loi des opposition pour ne pas brider les initiatives parlementaires comme le prévoit l'article 51 et de ne pas laisser la majorité préfiltrer les textes", juge le spécialiste.

C'est notamment sur ce principe qu'Éric Coquerel a jugé cette proposition de loi recevable, tout en disant également défendre "le droit de l'opposition". Le bureau de l'Assemblée nationale avait d'ailleurs déjà jugé le texte recevable en avril dernier.

L'article 40, "un verrou excessif"

Dernier argument pour défendre la recevabilité de la proposition de loi Liot: la force de l'article 40.

"Il faut bien comprendre que l'article 40 est un verrou très puissant qui peut quasiment bloquer tous les textes, ce qui pousse à s'en servir avec prudence. En l'espèce, on peut se dire qu'on créé un précédent et que plus personne ne peut rien déposer", analyse encore Jean-Philippe Derosier, professeur de droit à Lille.

L'article 40 n'a d'ailleurs été utilisé qu'à une seule reprise lors de la précédente mandature. C'était Éric Woerth, alors président de la commission des Finances qui s'était auto-saisi d'amendements, sur la réforme du courtage de l'assurance.

"On l'a quand même utilisé plus d'une vingtaine de fois ces trente dernières années sans d'énormes implications parlementaires derrière", nuance cependant le constitutionnaliste Benjamin Mathieu.

Il pointe par ailleurs qu'avec la majorité relative, "le gouvernement va de plus en plus devoir aller chercher la lettre de la Constitution et moins les habitudes parlementaires, quitte à froisser".

La bataille juridique est loin d'être finie. Après la décision d'Éric Coquerel sur la recevabilité, ce sera au tour de la commission des Affaires sociales de se pencher sur le texte ce mercredi puis très probablement aux députés de l'étudier dans l'hémicycle le 8 juin prochain.

Suivant la tournure des débats parlementaires, Yaël Braun-Pivet pourrait alors dégainer l'article 40 et stopper net le parcours de la loi. Le Conseil constitutionnel devrait alors être saisi par le groupe Liot.

Article original publié sur BFMTV.com