Le procès des viols de Mazan, l'affaire qui montre que les auteurs de viol peuvent être des "Monsieur tout le monde"

Caroline Darian en a fait son cheval de bataille. Avec sa campagne de sensibilisation intitulée #Mendorpas, cette femme de 43 ans veut alerter sur le phénomène encore méconnu du viol sous soumission chimique. Loin d'être réservée au milieu festif, cette pratique se déroule souvent dans le cercle familial, grâce aux substances trouvées dans l'armoire à pharmacie de la maison. Dans son cas, le père de Caroline Darian a drogué pendant près de 10 ans sa mère pour la livrer à des inconnus.

50 hommes sont jugés à partir de ce lundi 2 septembre -et jusqu'au 20 décembre- par la cour criminelle départementale du Vaucluse aux côtés de cet homme aujourd'hui âgé de 72 ans. Sur le site de chat gratuit en ligne, Coco.gg -souvent présent dans les dossiers de viol- le mari avait créé un forum intitulé "A son insu".

C'est là qu'il proposait à des hommes de venir chez lui pour violer sa femme Gisèle, qu'il avait au préalable droguée en lui administrant des anxiolytiques et des somnifères, dans son verre d'eau ou dans son repas. Des abus particulièrement sordides filmés, auxquels participait le mari.

Des accusés parfaitement insérés dans la société

Dominique P. a été confondu lors de son interpellation en 2020 après avoir filmé sous la jupe de trois femmes. Plus de 20.000 photos et vidéos, en grande partie concernant son épouse, ont alors été découvertes dans son matériel informatique. Au total, les enquêteurs ont répertorié 92 viols. Grâce à l'analyse de ces contenus, ils ont comptabilisé 83 individus différents, 50 ont pu être identifiés.

L'ordonnance de mise en accusation de quelque 400 pages, et dont BFMTV.com a pu prendre connaissance, révèle leur profil: des hommes de tout âge et de toutes les catégories socio-professionnelles. Dans cette affaire hors norme, où l'atroce ne semble pas avoir de limites, les accusés sont souvent insérés socialement, ce sont pour la plupart des "Monsieur tout le monde". Loin de 'image du pervers qui sévirait dans une rue sombre.

Dominique P. lui, était un père de famille, chef de clan, décrit comme sévère par ses proches, qui avait toujours travaillé jusqu'à monter son entreprise. Le plus jeune de ces accusés était âgé de 20 ans au moment des faits qui lui sont reprochés, le plus âgé de 68 ans. La plupart ont été placés en détention provisoire le temps de l'instruction et dans l'attente d'un procès. Avant, ils étaient ouvriers dans le BTP, électricien, chômeur, intérimaire, ouvrier, employé, retraité. Mais aussi pompier, surveillant de prison, journaliste ou militaire. Sur le nombre, certains ont déjà été condamnés pour des faits similaires, d'autres pour de la pédopornographie. Mais parmi eux, nombreux sont inconnus de la justice.

Pas de profil type

"Ce qu’on observe, c’est qu’il n’y a pas de profil type chez les violeurs", tranche Véronique Le Goaziou, chercheuse et auteure de l'ouvrage Le viol. Sociologie d'un crime. Elle évoque l'enquête de victimation Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, menée en 2000 auprès de près de 7.000 femmes. Au-delà de soulever le silence qui entoure les violences sexuelles, cette étude permet de vérifier ce que les mouvements féministes dans les années 60 et 70 pressentaient déjà, à savoir le fait que les viols étaient commis par des 'Monsieur tout le monde'."

"L’enseignement majeur de cette étude est que l’on a constaté que les victimes sont issues de toutes les catégories sociales", poursuit la sociologue. "Or, dans la très grande partie des affaires, le viol est un crime de proximité." Il est donc diffus dans toutes les couches de la société. "Bien sûr, il y a des affaires où il y a une différence de catégorie sociale entre la victime et son auteur, mais ce sont des affaires marginales", ajoute-t-elle.

Aujourd'hui, aucune étude d'ampleur sur les auteurs de viol n'a été menée. Il existe celle de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) menée en 2016, mais qui reste incomplète. Cette étude, réalisée à partir d'un échantillon de 688 viols commis en 2013 et 2014 dans la capitale, établit un portrait-robot du violeur. Il s'agit d'un homme, âgé de 34 ans, de nationalité étrangère et déjà connu des services de police. Or, ces résultats -qui ne prennent en compte qu'un territoire restreint- sont à contrebalancer avec le fait qu'à l'époque seuls 10% des viols faisaient l'objet d'une plainte. Un chiffre en constante augmentation depuis.

Les chiffres des condamnations prononcées donnent également quelques indications. En 2022, la justice a prononcé 1.413 condamnations pour viol, soit près de la moitié des peines prononcées pour un crime, selon les chiffres publiés par le ministère de la Justice. Pour moitié, ce sont des peines allant de 5 à 10 ans de prison qui ont été prononcées. Entre 2007 et 2016, c'est un peu moins de 13.000 condamnations qui ont été rendues par les tribunaux. Concernant les auteurs, sauf ceux condamnés pour viol en réunion et pour viol sur mineur de 15 ans, tous les âges sont représentés de manière quasi équivalente. Mais là encore, ces données ne portent que sur des faits qui ont été dénoncés et surtout judiciarisés.

Distorsion de l'image que l'on se fait du violeur

L'affaire DSK puis le mouvement #MeToo a permis, selon la chercheuse, de lever le voile sur la diversité des auteurs de crimes sexuels. Des révélations ont été faites dans le milieu de l'entreprise, dans le cinéma, dans le théâtre, dans le sport. Mais l'idée partagée que l'on se fait d'un violeur a la dent dure. "Dans l'opinion publique, il y a une distorsion de l’image entre l’abuseur sexuel et le viol judiciarisé", note Véronique Le Goaziou qui évoque une surreprésentation des auteurs de viol issus des milieux populaires et, à l'inverse, une sous-représentation des auteurs issus des milieux supérieurs.

À cela, plusieurs raisons: les affaires sont moins portées devant la justice avec moins de plaintes ou de signalements dans les milieux favorisés, ce qui tend à évoluer depuis la parution du livre de Camille Kouchner, La Famila grande, notamment. Par ailleurs, des mis en cause plus élevés socialement ont souvent plus de capacités à se défendre face aux questions des enquêteurs ou des magistrats. Des mis en cause qui sont également plus à l'aise financièrement et qui peuvent engager les meilleurs avocats.

"On a constaté que plus on allait vers la condamnation, moins on avait des accusés issus de milieux supérieurs, comme s’ils disparaissaient au cours des procédures", poursuit-elle.

Une opportunité, un passage à l'acte

Si l'affaire des viols de Mazan démontre qu'il n'y a pas de profil type de l'abuseur sexuel, elle permet aussi d'aborder, en partie, à la question du passage à l'acte. Là encore, peu de constance. "Il y a un passage à l’acte par affaire", décrypte Mickaël Morlet-Rivelli, expert judiciaire en psychologie près la cour d’appel de Reims et doctorant en psychologie à l’université de Clermont-Auvergne et au centre international de criminologie comparée de Montréal.

"Un passage à l’acte, c’est toujours une situation opportune. C’est le fruit de facteurs qui se conjuguent, des facteurs sociaux, environnementaux et des facteurs de personnalité."

"La personnalité n’est pas forcément le premier facteur du passage à l'acte", insiste-t-il.

S'il existe des facteurs stables qui peuvent influer sur la récidive -facteurs qui peuvent être d'ordre sexuel, le fait d’avoir un mode de vie antisocial, l'absence de stabilité dans les relations- d'autres qui pourraient pourtant, de prime abord, donner une explication à ce passage à l'acte, n’ont, selon l'expert, "ni un impact positif, ni négatif". Il donne pour exemple "le fait d’avoir subi des faits de violences pendant l’enfance, le fait de minimiser ou de ne pas reconnaître les faits, la gravité de ces faits, le manque d’empathie, la faible estime de soi, le fait de souffrir d’un trouble mental ou psychotique".

Loin encore de l'image que l'on pourrait se faire du violeur, la très grande majorité des personnes condamnées pour viol entre 2007 et 2016 n'avait jamais eu affaire à la justice et ne sont donc pas des récidivistes. Jusqu'à son interpellation, le casier judiciaire de Dominique P. était vierge.

"Banalisation du viol"

Face aux enquêteurs puis au juge, Dominique P. explique avoir dans un premier temps constaté que les anxiolytiques pris par son épouse lui permettaient d'avoir certaines pratiques qu'elle avait toujours refusées. Le septuagénaire assure n'avoir, au départ, pas eu le projet de faire participer d'autres hommes et avoir été influencé par de mauvaises rencontres sur les sites internet fréquentés. Une version mise à mal par les déclarations des co-accusés qui évoquent un mari à la manœuvre, insistant pour qu'ils aient des relations avec sa femme, favorisant les abus.

Dans de nombreuses affaires, comme dans celle du Vaucluse, "il y a une banalisation du viol", note Me Caty Richard, avocate spécialisée dans les dossiers de violences sexuelles. Confrontés aux captations de leur viol, les accusés ont de nombreuses excuses. Pour certains, il n'y a pas de viol, les relations sexuelles étant organisées par le mari. "C'est sa femme, il fait ce qu'il veut", déclarera l'un des mis en cause entendus par les enquêteurs. "Ce sont des choses que l'on voit parfois, notamment dans les viols collectifs, c'est le petit-ami qui 'met à disposition' sa copine", relève l'avocate.

D'autres hommes mis en cause, qui avaient l'âge d'être les enfants de la victime, assurent qu'ils ne savaient pas que la victime était endormie, expliquant croire qu'elle feignait d'être endormie, qu'il s'agissait d'un fantasme.

"Si elle est consciente et que la victime ne dit rien, elle est consentante", poursuit Me Richard. "Si elle dort, qu'elle est rendue inconsciente, l'auteur se dit qu'il ne fait pas de mal. Comme elle n'est pas en état de consentir donc elle est consentante. C'est tout le problème de la soumission chimique."

Article original publié sur BFMTV.com