Procès Dupond-Moretti: un conflit d'intêret qui "sautait aux yeux", dit l'accusation
Un conflit d'intérêt qui "sautait aux yeux" malgré le "déni persistant". Au procès "inédit" d'Eric Dupond-Moretti, l'accusation s'est dite dans ses réquisitions "convaincue" que le délit de "prise illégale d'intérêt" reproché au ministre de la Justice était bien "constitué".
Les réquisitions étaient toujours en cours mercredi en fin d'après-midi, et devraient se prolonger jusqu'au début de soirée.
Devant la Cour de justice de la République (CJR), le procureur général de la Cour de cassation Rémy Heitz, qui porte l'accusation, a commencé par s'attarder sur le caractère exceptionnel de ce procès: "jamais, en prêtant mon serment de magistrat il y a plus de 35 ans, je n'aurais imaginé devoir un jour tenir le siège du ministère public dans un procès mettant en cause le garde des Sceaux".
"Cela ne fait plaisir à personne", a assuré le haut magistrat, qui a demandé, exceptionnellement, à pouvoir "tourner le dos" à la défense en requérant à la barre plutôt que depuis sa place, d'où il ne "voit pas" une partie des juges - trois magistrats professionnels et douze parlementaires.
Face à eux, d'un ton sobre mais en ponctuant ses propos de coups de stylo dans l'air, Rémy Heitz écarte d'emblée les "rideaux de fumée" et autres "faux débats" apportés à l'audience par la défense.
Cette procédure, certifie-t-il, n'est pas le résultat d'une "vengeance" de magistrats qui n'auraient jamais accepté la nomination surprise en juillet 2020 de l'ex avocat-vedette, notoirement peu tendre avec la magistrature.
Le garde des Sceaux est soupçonné d'avoir usé de ses fonctions pour régler des comptes avec des magistrats qu'il avait critiqués quand il était avocat. La première affaire concerne trois magistrats du Parquet national financier (PNF) qui avaient fait éplucher les factures téléphoniques d'Eric Dupond-Moretti quand il était avocat dans un dossier lié à l'ancien président Nicolas Sarkozy - des "méthodes de barbouze", avait-il dénoncé.
La seconde affaire concerne un ancien juge d'instruction, auquel il avait imputé des méthodes de "cow-boy" et contre qui il avait porté plainte au nom d'un client pour violation du secret de l'instruction.
- "Parce que c'était vous" -
Dans les deux cas, l'avocat devenu ministre avait ouvert une enquête administrative contre ces magistrats. A l'audience il a assuré n'avoir fait que suivre les "recommandations" de son administration sur des procédures lancées par sa prédécesseure. "Une dérobade", estime l'accusation, qui répète que le conflit d'intérêt était "évident".
Il y avait "un aiguillage à actionner" mais malgré les "clignotants orange, rouge", le ministre et son entourage sont restés dans "un déni permanent". Et "le train est parti dans la mauvaise direction", accuse Rémy Heitz.
Assis à sa table dans le prétoire, Eric Dupond-Moretti prend quelques notes, croise les bras en regardant les dorures au plafond, jette parfois un regard noir à l'accusation... mais, pour une fois, ne laisse échapper ni commentaire ni soupir bruyant.
Le ministre "n'a pas écouté les alertes qui lui étaient adressées, il a franchi un pas qu'il n'aurait jamais dû franchir, à deux reprises", dit Rémy Heitz, partageant sa "conviction" que "le délit de prise illégale d'intérêt était bien constitué".
Quant à savoir ce qu'aurait fait un autre ministre à sa place... "Il n'est pas n'importe quel autre ministre, l'excellent pénaliste qu'il est le sait très bien", martèle Rémy Heitz.
Avant de paraphraser Montaigne: "Il y a délit parce que c'était vous, M. le ministre, et parce que c'était eux", ces quatre magistrats.
"On est venu nous expliquer, et c'était attendrissant, que le ministre était incapable de tout ressentiment", rappelle-t-il encore. "Permettez-nous d'en douter concernant les magistrats du PNF", grince Rémy Heitz, avant de rappeler les propos à la barre d'une des magistrats visées. "Dans cette affaire, le ministre a vengé l'avocat".
Face à la "réalité", "têtue", dit-il en s'adressant au ministre, "vous avez choisi de vous battre d'emblée sur la procédure pour retarder au maximum le débat sur le fond".
Puis à l'audience, rappelle l'accusation, Eric Dupond-Moretti s'était décrit comme "enfermé dans une nasse".
"Force est de constater que vous avez construit vous même cette nasse", lui répond le haut magistrat.
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