Pourquoi la sortie du manga "Search and Destroy" est un événement

Détail de la couverture du manga
Détail de la couverture du manga

Si Osamu Tezuka (1928-1989) est le 'Dieu du manga', ses œuvres constituent la bible du 9e Art nippon et les auteurs qui aujourd’hui s’en inspirent sont ses apôtres. Rares sont, pourtant, ceux qui osent se frotter à ses histoires pour en proposer une version moderne. Après Naoki Urasawa et Pluto (2003-2009), sa mémorable relecture d’Astro Boy, c’est au tour d’Atsushi Kaneko, mangaka punk connu pour ses audaces narratives et ses personnages de tueurs à gages hauts en couleur, de se frotter à un autre chef-d’œuvre de Tezuka.

Avec Search and Destroy (dont le deuxième tome sort ce mercredi 2 juin), le mangaka lui rend hommage en revisitant Dororo (1967-1968),. Située au XVe siècle en pleine époque Sengoku, cette œuvre majeure de Tezuka, qui était l'une des séries préférées du regretté Kentaro Miura (Berserk), met en scène la quête de Hyakkimaru, un guerrier aux membres prothétiques, pour retrouver les 48 parties de son corps dérobées par 48 démons. Il est accompagné dans son périple par Dororo, un orphelin à la langue bien pendue.

L’exercice était pour Atsushi Kaneko une étape obligatoire dans son parcours: "Pour moi, Osamu Tezuka est l’homme ayant élargi le champ des possibilités des mangas vers l’infini", explique-t-il à BFMTV. "C’est lui qui nous a appris que le manga pouvait être autre chose qu’un simple divertissement pour enfants et s’élever, au même titre que le cinéma ou la littérature, au rang d’art à part entière grâce à des techniques de représentation artistique profondes."

Malgré une fin abrupte, l'œuvre a profondément marqué le jeune Atsushi Kaneko: "À première vue, Dororo paraît être une simple histoire de chasseur de yôkai pour enfants, mais je trouve que c’est pourtant aussi une œuvre qui aborde des thèmes d’une grande gravité. C’est enfant que j’ai lu pour la première fois Dororo, et j’ai souvenir d’un manga sombre et sinistre qui m’avait fait très peur."

Féminiser le personnage principal

Search and Destroy puise dans ces terreurs enfantines. Atsushi Kaneko livre une histoire plus sombre et plus violente que celle de Tezuka, située dans un univers futuriste aux allures de Russie post-URSS. "Je trouvais trop banal de m’inspirer comme tout le monde d’univers à la Blade Runner. J’avais besoin de quelque chose de plus original, n’ayant pas encore été traité et cela a donné ce type de décors. J’avais envie d’un contexte de guerre civile, certes terminé, mais qui dégage l’impression d’avoir encore lieu."

Tezuka avait pressenti que son histoire pourrait donner lieu à une grande histoire de SF. Dans Dororo, un personnage lançait ainsi à Hyakkimaru: "dans un manga de SF, tu serais quelque chose comme un mutant ou un cyborg." Une réplique dont Kaneko avait oublié l’existence et qu’il a redécouvert "après avoir décidé de créer ce remake":

"Pour tout vous dire, lorsque l’on est venu me proposer ce projet de remake, j’avais déjà un projet de scénario dans un univers SF. J’étais donc en pleine conception de cet univers et je me suis alors dit que mélanger ce début de scénario avec Dororo pourrait donner quelque chose de sacrément intéressant, et c’est ainsi qu’est né Search and Destroy."

Autre différence avec le manga d’origine: Kaneko a choisi de féminiser le rôle de Hyakkimaru. "Ce point-là est d’une importance cruciale", précise-t-il. "Cette héroïne est exploitée, manipulée et voit son corps traité comme un objet. Pour décrire pareil personnage, j’ai trouvé qu’une femme serait plus adaptée." Il a aussi changé les noms. Dororo devient ainsi Doro et Hyakkimaru Hyaku.

"Il n’y a pas de raisons particulières, à vrai dire", assure-t-il. "Je ne trouvais pas ça très intéressant de les réutiliser tels quels (surtout que Hyakkimaru, en japonais, est un nom masculin), mais je me suis aussi dit qu’un changement de nom trop radical procurerait sûrement un sentiment de malaise chez les lecteurs. J’ai donc décidé de leur attribuer des noms qui leur rappelleraient tout de suite les personnages originaux."

Un aboutissement?

Malgré ces changements, Search and Destroy conserve l’essence de Dororo: "Cette œuvre dévoile autant la vie des gens en période de guerre qu’elle traite des discriminations ou des disparités entre les positions sociales. On y découvre également les efforts de Hyakkimaru pour redevenir un humain, ce qui en fait aussi une histoire sur l’identité. J’ai donc tout fait pour conserver au maximum tous ces thèmes, et cela sans me contenter de les effleurer simplement à la surface."

"La grande différence entre mon œuvre et celle dont elle s’inspire, c’est que mon héroïne, à chaque fois qu’elle récupère une des parties manquantes de son corps, retrouve petit à petit son humanité", ajoute encore le dessinateur, qui a baptisé son manga en s’inspirant d’une célèbre chanson des Stooges.

Avec Search and Destroy, Kaneko livre quelques-unes des plus belles planches de sa carrière, marquée par un impressionnant travail sur les ombres. Il semble avoir franchi un nouveau cap d’un point de vue graphique: "Ce n’est pas quelque chose que j’ai amélioré délibérément, mais en touchant à l’œuvre d’Osamu Tezuka, je savais que j’attirerais alors des lecteurs différents de mes précédentes œuvres. C’est donc probablement instinctivement que j’ai voulu affiner mon trait de manière à ce qu’il puisse être apprécié par le plus grand nombre."

Pour autant, Search and Destroy ne marque pas l’aboutissement de sa carrière, ni "un avant-goût de ce que donnera la suite de [sa] carrière". "Toutefois, j’y ai effectivement apporté des éléments nouveaux suffisamment originaux pour affirmer qu’il s’agit bien là d’une œuvre qui m’est propre, et m’attaquer à un manga du 'Dieu des mangas' m’a forcément obligé à apprendre beaucoup de choses. J’ai donc le sentiment, en tant qu’auteur, d’avoir beaucoup mûri."

Article original publié sur BFMTV.com