Pourquoi "Dune" continue de fasciner, plus d'un demi-siècle après sa création

Timothée Chalamet et Rebecca Ferguson dans
Timothée Chalamet et Rebecca Ferguson dans

Monument de la SF à l’univers d’une richesse infinie, Dune de Frank Herbert continue de passionner, plus que jamais, 55 ans après sa publication. L’engouement qu'a suscité la bande-annonce de l’adaptation de Denis Villeneuve, en septembre dernier, en est la preuve. Visionnée plus de 30 millions de fois sur YouTube et Twitter, elle témoigne de la fascination toujours intacte du grand public pour l’épopée de Paul Atréides et sa reconquête du pouvoir après la trahison du baron Harkonnen et de l'empereur Shaddam IV.

Dune est un des récits de SF les plus vendus en France. Le roman originel de Frank Herbert s’est ainsi écoulé à 2,5 millions exemplaires dans le pays (et à 20 millions dans le monde). Entre 15 et 20.000 exemplaires continuent d'être vendus chaque année en France depuis 2012. La richesse de ses thématiques assure le succès d'une œuvre dont les intuitions sont toujours d'actualité, analyse Lloyd Chéry, journaliste spécialiste de SF qui publie un m(agazine–b)ook de 256 pages sur l'œuvre de Frank Herbert:

"Dune parle d’écologie, d’une société féodalisée. Selon Gérard Klein [l'éditeur de Dune en France], le monde est en train de ressembler à Dune avec ces grandes corporations qui sont omniprésentes et qui sont en train de créer une forme de néo-féodalisation. Dune est un roman avec des personnages féminins très forts. Dune aborde aussi la question du jihad. Dans les années 1960, les livres de SF n'abordaient pas ces sujets."

Un livre éminemment politique

Dune est également un livre éminemment politique: "Le grand message de Frank Herbert, c’est qu'il ne faut pas suivre des personnalités charismatiques", indique Lloyd Chéry. "Paul Atréides est une personnalité charismatique qui devient plus tard un grand tyran galactique [dans le deuxième tome de la saga, NDLR]." Les considérations écologiques de Dune en font enfin un livre précieux pour notre monde contemporain: "Dune cultive un idéal: c’est une planète désertique qui cherche à devenir végétale."

https://www.youtube.com/embed/Sc-0S8z1jFA?rel=0

"Tout le monde peut trouver quelque chose d’intéressant dans ce roman", renchérit Fred Vignaux, illustrateur du mook et nouveau dessinateur de Thorgal, dont le tome 38, La Selkie, vient de paraître. "C’est philosophique, écologique. C’est de la SF, mais de la SF abordable, pas trop prononcée: de la SF low-tech."

C'est ainsi que Dune a séduit plusieurs générations de lecteurs: "Il y a ceux qui l'ont découvert avec le roman dans les années 1970, puis avec le film de Lynch dans les années 1980 ou avec le jeu vidéo créé par Cryo et Westwood Studios dans les années 1990", précise Lloyd Chéry, avant d’ajouter: "Dune, c’est un peu comme Le Seigneur des anneaux, c’est une œuvre tellement vaste qu’elle touche un public beaucoup plus large que celui des fans de SF. C’est plus que de la SF!"

"Dune est une œuvre démesurée"

Cet engouement pour Dune se traduit aussi par le succès, au printemps, de la campagne participative pour le mook de Lloyd Chéry. Ce projet réunissant plus de 65 personnes, dont une cinquantaine de pigistes, huit illustrateurs et des "guest-stars" internationales comme Denis Villeneuve a explosé les scores du site Ulule. Il a obtenu 5.365 pré-ventes pour un objectif de 500 (le mook a été commandé par des Américains et des Anglais) et a récolté la somme de 120.000 euros (l'objectif était de 10.000). Un budget à la hauteur du mythe:

"Pour faire quelque chose sur Dune, il faut être un peu fou, il faut faire quelque chose de démesuré, car Dune est une œuvre démesurée", résume Lloyd Chéry. "Je pense qu’on a réussi à faire quelque chose de démesuré, que ce soit en terme d’équipe, de fabrication et de coût. On arrive à plus de 100.000 euros pour la fabrication d’un magazine-book de 256 pages sur Dune. Ce sont des prix qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus en édition ou dans la presse. Sans un financement participatif et l’association de deux éditeurs, ce projet n’aurait pas pu voir le jour."

Il n’existait jusqu'à présent aucun livre en langue française de décryptage de l’univers de Frank Herbert, qui comprend des dizaines d'ouvrages aussi foisonnants et érudits que ceux d'un J.R.R. Tolkien. "Le film de David Lynch, qu’on présentait à l’époque comme l’équivalent de Star Wars, n’a pas du tout marché et il n’y a pas en France comme dans le monde anglo-saxon cette culture d’analyses de la pop culture. Elle est arrivée il y a seulement une dizaine d’années", analyse Lloyd Chéry.

Le résultat satisfera les fans comme les néophytes. Le journaliste a réuni un casting de spécialistes pour "mettre en avant de la meilleure des manières le chef d’œuvre de Frank Herbert." Certains se sont greffés au projet après le succès: "Paul Pope, un génie de la BD [auteur de Batman année 100, NDLR], a envoyé un mail tout simple pour nous dire qu’il était prêt à nous donner une planche de son travail de storyboard sur Dune. Il avait vu que son copain Kilian Eng, le dessinateur suédois, participait au mook et voulait s'y joindre. C’est là qu’on a vu que le projet nous dépassait."

"Dune, c’est une œuvre qui a la force de réunir les gens", ajoute encore Lloyd Chéry. "Quand on regarde les gens qui s'y sont intéressé, ce sont des grands noms - Alejandro Jodorowsky, David Lynch, Denis Villeneuve -, des personnalités créatives très fortes. C’est une œuvre qui réussit à fédérer de la créativité. Peu d’œuvres sont dans ce cas."

Comment adapter une œuvre aussi radicale?

Dune est une œuvre radicale, devenue culte grâce aux campus américains et à la contre-culture dans les années 1960 et 1970, comme Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien et Les Contes de Terremer d’Ursula Le Guin. Quand un artiste se confronte à l’univers de Frank Herbert, il se doit d'apporter le meilleur de lui-même. Chargé d’illustrer dans le mook cinq moments clefs de Dune, Fred Vignaux livre une impressionnante peinture représentant la rencontre de Paul Atréides avec le ver, la créature emblématique de Dune:

"Je me suis inspiré d’organismes microscopiques. C’est un univers complètement fantasmagorique. J’ai essayé de retranscrire ce qu’on ne voit pas."

A la fin des années 1970, Jodorowsky voulait aller encore plus loin avec son titanesque projet d'adaptation de Dune. Il rêvait alors d'un film de 14 heures qui aurait donné à son public l'impression de prendre du LSD. Le casting aurait été hors norme, avec notamment Orson Welles, Mick Jagger ou encore Salvador Dali.

https://www.youtube.com/embed/m0cJNR8HEw0?rel=0

Jodoroswsky avait aussi fait appel à des artistes géniaux pour concevoir l’univers visuel (Moebius pour les Atréides, H.R. Giger pour les Harkonnen, Chris Foss pour les Fremen et Dan O'Bannon pour les effets spéciaux) et sonore (Pink Floyd et Magma). "Jodo" avait aussi conçu une nouvelle fin, censée changer "l'esprit des jeunes à travers le monde". Un projet de film devenu mythique, et qui a beaucoup contribué à la fascination exercée par Dune. Jodorowsky s'est depuis inspiré de son Dune avorté pour réaliser avec Moebius un monument du 9e Art, L’Incal.

À contre-courant des blockbusters actuels, Dune ne contient aucune figure super-héroïque. Ses héros sont réels, et meurent. "La vraie complexité pour Villeneuve va être de faire une œuvre radicale tout en rentrant dans une économie de blockbusters", estime Lloyd Chéry. "On attend une adaptation digne de ce roman. Il y a eu la tentative avortée de Jodorowsky et le film de David Lynch, qui est bien en soi, mais reste perfectible. Tout reste à faire sur ce roman", complète Fred Vignaux. Une question cependant se pose, conclut Lloyd Chéry: "après une décennie de blockbusters Marvel, les spectateurs sont-ils prêts pour la radicalité de Dune?"

Article original publié sur BFMTV.com