Pourquoi "Carbone et Silicium" est la BD incontournable de l'année

Détail de la couverture de Carbone et Silicium - Ankama / Label 619
Détail de la couverture de Carbone et Silicium - Ankama / Label 619

L'ambitieuse œuvre de SF qui sauvera l’année 2020 n’est pas une superproduction de Christopher Nolan, mais une BD française de Mathieu Bablet intitulée Carbone et Silicium. Ce livre, encensé par Alain Damasio, l'auteur de La Horde du Contrevent, marque l’aboutissement de la carrière de Mathieu Bablet, commencée il y a dix ans. Fable sur les ravages du capitalisme et les illusions du transhumanisme, Carbone et Silicium impressionne par sa capacité à synthétiser en moins de 300 pages les grands enjeux et les grands maux de la société contemporaine.

Mathieu Bablet en a commencé l’écriture il y a quatre ans alors qu’il était en train de terminer Shangri-La, son précédent album, best-seller aux 110.000 exemplaires vendus, déjà considéré comme un classique de la SF française. Fruit de quatre ans de travail acharné, Carbone et Silicium suit l’histoire de deux robots, l’optimiste Carbone et le fataliste Silicium, qui pendant trois siècles vont assister, le plus souvent aux premières loges, aux grands événements du monde de demain, des catastrophes climatiques aux grands bouleversements politiques.

"Je le vois comme l’aboutissement de mes trois précédents albums, non pas qu’ils aient été le brouillon de celui-ci, mais il y a dans Carbone un mix de Shangri-La pour le côté technologie et l'engagement politique, d'Adrastée (2013-2014) pour le côté contemplatif et de La Belle Mort (2011), pour le côté existentialiste et la quête de sens. Carbone regroupe tout ce que j’avais envie de mettre dans un album. Quand on s’engage sur un projet aussi gros, il faut partir du principe que ça pourrait être le dernier: tu ne sais pas si tu auras la motivation de partir sur autre chose après."

“Une expérience visuelle et sensorielle”

Après Shangri-La, dont l'action est confinée à une station spatiale, Mathieu Bablet a eu envie de grands espaces et de suivre l’errance de deux personnages sur le globe: "Je voulais faire vivre une expérience visuelle et sensorielle au lecteur", indique-t-il. Chacun sort ému de Carbone et Silicium, avec l’impression d’avoir vécu plusieurs vies et de connaître intimement ses deux héros.

"Je voulais qu’on ait la sensation du temps qui passe. Les personnages vivent plusieurs vies. Il fallait que ça se sente et donc qu’il y ait une très importante pagination", poursuit l’auteur, qui a privilégié des ellipses temporelles et des chapitres assez courts, avec des ruptures parfois brutales, "pour obliger le lecteur à combler les trous, à remplir avec son imaginaire" les zones d’ombre de ces presque 300 ans d’histoire.

Avec Carbone et Silicium, Bablet s’inscrit dans la lignée de Naoki Urasawa, maître de la narration et du suspense qui use de procédés similaires dans 20th Century Boys (2000-2006) pour créer une très forte empathie envers ses personnages.

Allégorie de la transidentité

Programmés pour vivre quinze ans, Carbone et Silicium doivent régulièrement changer d’enveloppe corporelle. Si Silicium reste attaché à son corps qu’il use jusqu’à sa décrépitude et qu’il complète avec des éléments extérieurs, Carbone s’empare de chaque occasion pour changer de corps et de genre. L'entaille qu'elle se fait sur son front est son unique marqueur d'identité. Carbone et Silicium raconte la souffrance de vivre dans un corps qui n’est pas le sien et l’album peut être lu comme une allégorie de la transidentité, confirme Mathieu Bablet:

"Tous les scénarios sur la robotique - Ghost in the Shell, Blade Runner - se fondent sur un principe: qu’est-ce que la conscience, comment légitimer une conscience synthétique dans un corps synthétique. Même si je m’inscris fatalement dans cette tradition-là, je voulais avoir une vision différente, plus actuelle. Des robots enfermés dans des corps choisis pour eux, et des corps qui ne sont que des enveloppes, ça permet de questionner la transidentité. Carbone commence avec un corps extrêmement genré, qui a été choisi par un autre pour des raisons politiques et économiques, puis passe d’un corps à un autre, d’une manière extrêmement fluide, jusqu’à ce que le corps n’ait plus suffisamment d’importance, qu’il ne soit plus qu’un agglomérat de différents corps."

"En anticipation, on a constamment six mois de retard"

Mathieu Bablet s'est aussi beaucoup renseigné sur le transhumanisme, l’intelligence artificielle et les théories de l’effondrement, et le sujet, en constante évolution, "s’est beaucoup complexifié" en l’espace de quatre ans. Très stimulants pour un créateur, ces changements qui intervenaient quasiment tous les six mois dans la réalité étaient "aussi très flippants". Mathieu Bablet a donc redoublé d’efforts pour livrer un scénario impossible à anticiper, où chaque page et chaque case ont été le fruit d’une intense réflexion:

"On est arrivé à un stade où le genre cyberpunk [mélange de dystopie et de SF, NDLR] se conjugue au présent. C’est très dur de dépasser ce qui se passe aujourd’hui. Avant, les auteurs d’anticipation pouvaient avoir dix, vingt ans d’avance sur le futur. Aujourd’hui, on a constamment six mois de retard. Ça a été très ardu à écrire. Il y a eu une phase de maturation assez longue. Même quand j’ai commencé la production des planches, il y a des séquences complexes que je me suis gardées jusqu’à la fin et que j’ai dessinées en 2020, parce qu'elles étaient changeantes et que je ne voulais pas être anachronique. C’était ma plus grande peur."

Vers la fin des GAFAM?

Mathieu Bablet est parvenu à imaginer le futur de notre monde. L’histoire débute dans la Silicon Valley en 2046, dans les bureaux de la Tomorrow Foundation, société créatrice de Carbone et Silicium dont le logo s’inspire de ceux de Twitter et Facebook. Un clin d'œil au futur numérique que veulent mettre en place actuellement les GAFAM. Mathieu Bablet dénonce aussi le corollaire de ces recherches sur l’intelligence artificielle: l'extension de la vie à tout prix. Il imagine ainsi une séquence choc où les humains, en quête d'immortalité, dépensent des fortunes pour vivre quelques années supplémentaires et se retrouvent sans corps, réduits à une poignée d'organes vitaux:

"Je voulais montrer que ce n’était pas enviable. Il fallait que ce soit choquant. Les GAFAM étudient l’injection de cellules souches et comment supprimer la mort. C’est un peu le point d’orgue de tout ce qu’ils entreprennent. Je suis à un âge où je vois la fin de vie de mes grands-parents et ça n’a aucun sens aujourd’hui de vivre aussi longtemps et dans un tel état de décrépitude, d’isolement et d’abandon."

Les GAFAM, selon Mathieu Bablet, devraient cependant rapidement disparaître: "Le rêve transhumaniste va se heurter à la réalité que l’on vit aujourd’hui. On est passé à autre chose. On ne verra pas Minority Report", analyse le dessinateur en citant le film de Steven Spielberg où des êtres ultra-conscients sont en mesure de prévoir des crimes pas encore commis. Autre prédiction du dessinateur: les individus vivent repliés sur eux-mêmes, perdus dans des grands ensembles. Le tourisme se fait à distance, via des écrans. Chaque communauté vit séparée - et se déplace dans des métros personnalisés. Chacun vit dans sa bulle numérique, sans contact avec l'extérieur:

"C’est le but ultime. Les interfaces numériques qui nous permettent d’être connectés tiennent pour l’instant dans notre poche et dans nos mains, et à terme le but est qu’elles soient en nous. Tout ce qu’on perd en réalité, on le gagne en flux, avec les autres sur le réseau. C’est à la fois triste et beau. On n’a jamais été autant connecté dans le numérique et aussi peu présent dans le réel."

"Les imaginaires vont se débloquer"

Carbone et Silicium, qui prévoit la fin du capitalisme dans deux siècles, est "un appel du pied à la collectivité". Moins brutal que Shangri-La, conçu lors des mobilisations contre la Loi Travail et le 49-3, Carbone et Silicium a été nourri par l’ascension ces dernières années du mouvement des Jeunes pour le climat et de Greta Thunberg, ainsi que de mouvements pacifiques et collectivistes. L’album invite à adopter le même regard distancié sur le monde que ses deux héros. "Il y a une injonction à l’action qui me terrifie, qui me paralyse", confie le dessinateur de 33 ans, qui veut "dédramatiser plutôt que dramatiser" les grands changements à venir:

"Je veux montrer que c’est une transition. Dans le genre post apocalyptique, on raconte souvent l’après. Je voulais surtout dessiner le pendant pour montrer qu’il va y avoir des moments beaux, des moments durs et que tout ce qui était bien va rester: le collectif, la beauté des paysages."

La question de l'après se pose aussi pour Mathieu Bablet. "Je sais que j'en ai fini avec l’anticipation politique. Avec Shangri-La et Carbone et Silicium, j’ai raconté tout que je voulais raconter." Dans la continuité de Carbone, il veut explorer "cette mouvance d’anticipation du 'hopepunk' ou du 'solarpunk' qui crée des imaginaires positifs, pour dire que l'apocalypse n’aura pas lieu, ou en tout cas pas comme dans Mad Max":

"Les imaginaires vont se débloquer vers quelque chose de radicalement différent et qui va aller vers la décroissance plutôt que l’ultra-technologie. Je sais que mon prochain projet ne va pas se passer dans le futur, mais qu’il sera teinté de tout ce qu’on peut inventer de nouveau comme système de société, comme système de fonctionnement entre nous à l’échelle individuelle."

Article original publié sur BFMTV.com