Polémique Toulouse School of Economics : d'où vient le chiffre de "200 000 morts à Gaza" avancé par le professeur ?
Suspendu par sa direction, l'enseignant avait évoqué devant ses élèves un bilan humain bien plus important que celui qui a été annoncé par les autorités locales.
La direction de l'établissement juge qu'il a manqué à son "obligation de réserve". Depuis quelques jours, un professeur de mathématiques de la Toulouse School of Economics (TSE) se trouve plongé au cœur d'une polémique, à la suite d'un discours prononcé devant ses élèves lors de la rentrée scolaire.
En introduction de son premier cours, l'enseignant âgé de 35 ans a en effet évoqué l'effroyable actualité au Proche Orient et en particulier les massacres perpétrés par l'armée israélienne à Gaza. Au cours de cette intervention, le professeur aurait notamment affirmé que le conflit avait fait "près de 200 000 morts côté palestinien".
Le Hamas dénombre un peu plus de 40 000 victimes à Gaza
Alors que la direction de l'établissement a annoncé la suspension de l'enseignant concerné pour une durée de quatre mois, d'où provient ce chiffre de 200 000 victimes, largement supérieur aux données fournies par les autorités palestiniennes, mais aussi par les services des Nations unies ?
Les derniers bilans officiels font ainsi état d'un peu plus de 40 000 morts directement provoqués par l'offensive israélienne dans la bande de Gaza depuis octobre 2023. Le ministère de la Santé du gouvernement du Hamas, cité par Europe 1, avance le chiffre de 40 878 victimes, tandis que selon l'UNICEF, "40 861 personnes auraient été tuées dont 14 100 enfants".
Un article publié dans une revue scientifique de référence
De son côté, le professeur suspendu par la TSE a donc évoqué devant ses étudiants un bilan cinq fois plus élevé, qui se base en fait sur une publication récente. "La revue scientifique The Lancet - je ne sais pas si vous en avez entendu parler, c'est une revue scientifique de référence internationale en termes de santé - a évalué début juillet à près de 200 000 (le nombre de) morts côté palestinien", explique ainsi le professeur dans l'enregistrement audio qui a déclenché la polémique.
🚨🎓 SIGNALEMENT : Lors de la rentrée à la Toulouse School of Economics (@TSEinfo), le professeur Benoît Huou a tenu, devant un amphithéâtre de 200 étudiants, une diatribe anti-israélienne truffée de désinformations (200 000 morts à Gaza), d’appels au boycott, et surtout de… pic.twitter.com/iux4HLsTlN
— SwordOfSalomon (@SwordOfSalomon) September 4, 2024
Loin de donner un chiffre sorti de nulle part, le professeur a donc cité sa source et fait directement référence à la prestigieuse revue scientifique. En l'occurrence, le chiffre de "200 000 morts" s'appuie sur un article publié en juillet dernier sur le site de The Lancet et intitulé : "Compter les morts à Gaza : difficile mais essentiel".
Le nombre de décès "probablement sous-estimé"
Rappelant que le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas, est actuellement le seul organisme qui procède à un décompte des victimes, les trois auteurs de l'article soulignent que "la collecte de données devient de plus en plus difficile en raison de la destruction d'une grande partie de l'infrastructure" par les frappes israéliennes quotidiennes dans la bande de Gaza.
Dans ces conditions particulièrement précaires, l'hypothèse de départ des chercheurs est ainsi de considérer que "le nombre de décès signalés est probablement sous-estimé". Au-delà des difficultés pour identifier les victimes, l'article note aussi que "l'ONU estimait qu'au 29 février 2024, 35 % des bâtiments de la bande de Gaza avaient été détruits, de sorte que le nombre de corps encore enfouis dans les décombres est probablement considérable, puisqu'il est estimé à plus de 10 000".
"Les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé"
Si le décompte des victimes directes du conflit en cours s'avère particulièrement ardu, il semble encore plus difficile d'estimer le nombre de victimes indirectes. Or, tout le propos de cet article publié par The Lancet est bien d'inclure ces "victimes indirectes" dans le bilan humain de l'offensive israélienne à Gaza.
"Les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé, au-delà des dommages directs causés par la violence, assurent les chercheurs. Même si le conflit prend fin immédiatement, il y aura encore de nombreux décès indirects dans les mois et les années à venir, dus à des causes telles que les maladies reproductives, transmissibles et non transmissibles."
De nombreux facteurs aggravants
Dans le cas particulier de ce conflit au long cours touchant une zone très densément peuplée, la proportion de victimes indirectes n'est pas à négliger. Ainsi, selon les auteurs de l'article, "le nombre total de décès devrait être élevé compte tenu de l'intensité du conflit, de la destruction des infrastructures de soins de santé, des graves pénuries de nourriture, d'eau et d'abris, de l'incapacité de la population à fuir vers des lieux sûrs et de la perte de financement de l'UNRWA, l'une des rares organisations humanitaires encore actives dans la bande de Gaza".
Les chercheurs détaillent ensuite leur méthode de calcul, indiquant notamment que "dans les conflits récents, ces décès indirects sont de trois à quinze fois plus nombreux que les décès directs". En l'occurrence, les trois auteurs ont décidé d'opter pour une "estimation prudente" et de retenir une proportion de quatre morts indirectes pour une victime directe.
"Jusqu'à 186 000 morts, voire plus, pourraient être imputables au conflit actuel à Gaza"
En appliquant ce ratio au bilan humain fourni en juin par le gouvernement du Hamas (37 396 victimes), les chercheurs jugent qu'"il n'est pas invraisemblable d'estimer que jusqu'à 186 000 morts, voire plus, pourraient être imputables au conflit actuel à Gaza". C'est donc à ce chiffre de "186 000 morts" que le professeur de la TSE a fait référence devant ses élèves. En prenant pour base le dernier bilan des autorités locales et la même méthode de calcul, on dépasse d'ailleurs la barre des 200 000 victimes.
Alors que certains internautes assimilent les chiffres fournis par cet article à de la "désinformation", quel crédit peut-on lui accorder ? Comme le rappelle France 24, il ne s'agit en aucun cas de données validées par une méthode scientifique rigoureuse, mais bien d'une estimation projective, ce qui est d'ailleurs totalement assumé par les auteurs de la publication.
Médecins du Monde juge l'estimation "cohérente"
Pour autant, ces chiffres semblent tout à fait plausibles du point de vue des organisations humanitaires engagées sur le terrain et donc confrontées chaque jour aux conséquences directes et indirectes du conflit. "Ce bilan de 186 000 morts évoqué dans The Lancet est cohérent avec la situation sanitaire, militaire, géopolitique du fait du blocus maritime, aérien et terrestre infligé à la bande de Gaza", affirme ainsi Jean-François Corty, président de l’ONG Médecins du Monde, cité par France 24.
"Cette estimation témoigne vraiment du drame absolu vécu sur place par la population, poursuit le médecin humanitaire. Déjà depuis novembre / décembre, je dis que les chiffres qui sont mis en avant sont sous-calibrés par rapport à la réalité, dans un contexte où il y a beaucoup de propagande autour des bilans humains, comme dans beaucoup de conflits et pas exclusivement à Gaza. Depuis le début de la controverse sur les chiffres du ministère de la Santé du Hamas, qui seraient probablement faux, je dis qu’ils sont probablement faux oui, mais parce qu'ils sont minorés".