Paris a demandé à Washington d'épargner l'usine Lafarge en Syrie

par Emmanuel Jarry

PARIS (Reuters) - La France a demandé à l'automne 2014 aux Etats-Unis de ne pas bombarder la cimenterie de Lafarge dans le nord de la Syrie, alors occupée par des combattants de l'Etat islamique (Daech), qui est actuellement au coeur d'une information judiciaire pour financement du terrorisme et mise en danger délibéré d'autrui.

C'est ce qu'il ressort d'échanges de mails entre celui qui était alors le responsable de la sécurité du groupe, Jean-Claude Veillard, et de hauts diplomates français, messages versés au dossier que Reuters a pu consulter.

Le ministère des Affaires étrangères et Lafarge partageaient alors la conviction qu'il fallait préserver l'investissement de près de 700 millions de dollars à Jalabiya, dans la perspective de la reconstruction de la Syrie.

Pour ménager l'avenir, Lafarge a aussi sollicité en mars 2015, par l'intermédiaire de son responsable de la sécurité, l'aide du ministère français des Affaires étrangères pour exfiltrer et faire soigner un commandant kurde blessé lors des combats contre Daech pour la reconquête du site de Jalabiya.

Le Quai d'Orsay donnera effectivement des consignes pour qu'un visa médical soit accordé au blessé.

Jean-Claude Veillard est l'un des sept cadres du cimentier français, absorbé en 2015 par le suisse Holcim pour former le géant LafargeHolcim, mis en examen dans cette affaire, dont l'ex-PDG Bruno Lafont.

Une plainte, notamment pour financement d'entreprise terroriste et mise en danger délibérée d'autrui, déposée fin 2016 par l'organisation de lutte contre les crimes économiques Sherpa, est à l'origine de cette procédure.

LES SERVICES DE RENSEIGNEMENTS INFORMÉS

Plusieurs autres associations se sont jointes à cette démarche, qui vise à la fois la société Lafarge, sa filiale syrienne LCS et leurs dirigeants à l'époque des faits.

En toute logique, alors que les investigations des magistrats instructeurs semblent s'accélérer depuis quelques semaines, ce sont donc les personnes morales qui devraient être prochainement mises à leur tour en examen.

Les auditions des principaux protagonistes et les pièces versées au dossier montrent également que l'Etat français a été informé pendant toute la période considérée de la situation de l'usine et de l'évolution de son environnement militaire.

Jean-Claude Veillard a ainsi dit lors de récentes auditions par la juge Charlotte Bilger qu'il transmettait régulièrement aux services de renseignement français (DGSE, DGSI et DRM) des informations sur la situation dans la zone.

"Dès que j'avais des informations sur les individus, je mettais ces informations à la disposition des services (...) Je leur transmettais des informations brutes", a notamment expliqué cet ancien militaire des commandos de marine.

Prié de dire s'il avait informé ces services du versement d'argent aux groupes armés contrôlant la zone, dont Daech, pour maintenir l'usine en activité - ce qui est reproché à Lafarge - il a répondu qu'il ne faisait "aucun tri" dans ces informations.

La cimenterie de Jalabiya, à 87 km de Rakka, ville qui deviendra un bastion de Daech, a commencé sa production fin 2010 quelques mois avant le début de la guerre civile en Syrie.

Elle est resté en activité jusqu'à ce que les djihadistes de Daech s'en emparent et l'occupent le 19 septembre 2014.

L'ambassadeur de France pour la Syrie, Franck Gellet, basé à Paris, juge alors "légitime", dans un mail adressé le jour même à sa hiérarchie, de demander aux Américains de s'abstenir de bombarder le site sans consulter Paris au préablable.

Il joint les coordonnées GPS du site, communiquées par Jean-Claude Veillard, "en vue des messages appropriés à faire passer aux Américains".

La réponse tombe le 2 octobre 2014 : les militaires français ont transmis le message à leurs collègues américains et le site "est inscrit désormais sur la liste appropriée."

Après la reconquête de l'usine par les forces kurdes du PYD en avril 2015, Jean-Claude Veillard signale au quai d'Orsay la présence de forces spéciales américaines sur le site à partir de décembre, rejointes par des éléments français et britanniques.

Lafarge n'a alors pas perdu espoir de redémarrer l'usine, comme le démontre la poursuite des échanges entre le responsable de la sécurité de Lafarge et son interlocuteur au Quai d'Orsay.

En mars-avril 2016, Jean-Claude Veillard se plaint cependant de ce que les occupants du site en interdisent l'accès aux représentants de Lafarge. Les Kurdes "considèrent de manière de plus en plus visible que ce site est leur", écrit-il notamment.

(Edité par Yves Clarisse)