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Ouvriers, salariés... Pourquoi la France populaire peine à s'implanter à l'Assemblée nationale

Ouvriers, salariés... Pourquoi la France populaire peine à s'implanter à l'Assemblée nationale

L'ex-femme de chambre, Rachel Keke, 48 ans, figure du mouvement de grève initié à l'Hôtel Ibis des Batignolles en 2019, a été élue à l'Assemblée le 19 juin dernier. La néo-députée Nupes du Val-de-Marne a immédiatement été érigée en symbole de cette France des emplois précaires habituellement peu ou pas représentés au Palais-Bourbon.

Et elle n'est pas la seule à présenter un CV atypique, en entrant à l'Assemblée nationale à l'issue des récentes législatives. Pour ne prendre qu'un exemple supplémentaire, et cette fois au sein du Rassemblement national, Jorys Bovet, 29 ans, était quant à lui chauffeur-livreur avant de triompher dans l'Allier. Ils sont deux des visages censés refléter l'intronisation des classes populaires sur les bancs d'un Parlement enfin renouvelé.

Trompe-l'oeil, tendance de fond, ou révolution à l'intérieur d'une République jusqu'alors peu accueillante aux professions les plus modestes? Deux historiens spécialistes du monde du travail ont éclairé BFMTV.com sur l'histoire de la représentation ouvrière et salariée au Parlement et les obstacles qu'elle rencontre.

4,5% d'employés à l'Assemblée nationale, 0,9% d'ouvriers

L'arithmétique douche quelques enthousiasmes mais confirme paradoxalement la diversification sociale de la chambre basse. Ainsi, les chiffres du ministère de l'Intérieur montrent que les employés fournissent 4,5% des députés élus ou réélus les 12 et 19 juin, alors qu'ils représentent 16,1% de la population active. C'est peu, certes, mais c'est un demi-point de plus que cinq ans en arrière

De leur côté, les ouvriers ne forment que 0,9% des législateurs, alors qu'ils rassemblent 12,1% de la population active. Famélique? Oui, mais toujours mieux que le zéro pointé et absolu de 2017.

Pendant ce temps, les cadres et professions intellectuelles supérieures continuent à se tailler la part du lion: ils sont 58,4% des députés alors qu'ils pèsent à peine 9,5% des Français au travail. C'est toutefois un recul de treize points par rapport à la législature précédente.

Auprès de BFMTV.com, l'historien Gérard Noiriel, auteur entre autres d'Une histoire populaire de la France et chroniqueur de France Culture, voit dans ce déséquilibre un héritage de l'histoire politique française.

"La politique moderne est un art qui a été inventé par la bourgeoisie éclairée à la fin de l'Ancien Régime. Elle favorise les membres des classes aisées qui maîtrisent le langage abstrait et les questions générales, alors que les classes populaires se préoccupent surtout des questions concrètes ancrées dans leurs préoccupations quotidiennes", explique-t-il.

La Révolution française, faux départ social

Il faut dire qu'en France, les débuts de la démocratie représentative sont placés d'emblée sous l'égide de la bourgeoisie. Avec la Révolution française, celle-ci prend le pouvoir au grand jour après avoir passé les décennies précédentes dans l'ombre des deux vieilles puissances en déclin: l'aristocratie et le clergé.

Bon gré, mal gré, on se répartit les rôles parmi les révolutionnaires. Schématiquement, on retrouve les avocats, et les juristes à la Constituante, la Législative, la Convention, et les travailleurs dans les sections de quartiers et les clubs. Cette mise au rancart s'explique assez bien.

"Jusqu’à la Convention, le suffrage était censitaire donc les catégories populaires étaient exclues de fait. Il y avait donc des formes de mobilisations populaires mais pas de représentation populaire légitimée", nous glisse Xavier Vigna, historien lui aussi et spécialiste de l'univers ouvrier.

S'ils n'ont pas de siège au Parlement, les ouvriers font d'ailleurs les grandes journées révolutionnaires. "Le problème qui surgit avec la Révolution française, c’est la contradiction fondamentale de la citoyenneté", note Gérard Noiriel.

"Les masses populaires sont à l’action dans les grands événements - comme par exemple, la prise de la Bastille - mais sont exclues de la représentation politique", poursuit-il.

La parenthèse 1848

Le tournant conservateur de la Révolution, l'Empire puis la Restauration mettent de toutes façons la question de la représentation ouvrière sous l'éteignoir, mais celle-ci rejaillit au milieu du XIXe siècle. Tandis que la France chasse son dernier roi et installe la IIe République, elle s'industrialise aussi vitesse grand V. Et les ouvriers sont le fer de lance de la révolution de février 1848: on doit donc se pousser pour faire un peu de place à quelques-uns d'entre eux à l'Assemblée nationale.

"C’est le premier moment où des ouvriers sont aux premières loges, avec une visibilité importante autour de mesures comme la mise en place des ateliers nationaux ou la réduction de la journée de travail, mais c’est un moment très bref, entre la révolution de février 1848 et la répression de juin", retrace Xavier Vigna.

La question sociale élue au Parlement

Une méfiance durable et mutuelle s'instaure alors entre les élites et les ouvriers. Lors de la Commune de Paris en 1871, le petit peuple de Paris revendique davantage une démocratie directe qu'une voix au chapitre parlementaire. En face, au début de la IIIe République, on se méfie de travailleurs vus comme des agitateurs d'extrême gauche.

"Finalement, il faut attendre les premiers partis socialistes dans les années 1880 pour avoir une première forme stabilisée de représentation politique ouvrière, au plan local et national", remarque Xavier Vigna qui enchaîne par la description de ces nouveaux députés: "Les élections de députés ouvriers surviennent surtout dans les territoires les plus homogènes socialement, notamment dans les bassins miniers".

Et, politiquement, ils n'ont pas franchement le couteau entre les dents, poursuit l'universitaire, affilié à la faculté de Paris-Nanterre: "Ce sont souvent des députés réformistes. 'Représentation ouvrière' ne veut pas forcément dire 'extrémisme'". Toutefois, ils viennent avec des bagages bien à eux.

"Ces députés investissent la question sociale, comme les retraites, les accidents du travail", achève en effet Xavier Vigna.

Gérard Noiriel distingue une autre tradition en leur sein. Et un point de blocage: "On retrouvait, du côté des partis d’inspiration socialiste, un petit nombre de députés issus de milieux ouvriers-artisans et paysans, pas d’ouvriers de l’industrie. Ils se nourrissaient surtout d'anarchosyndicalisme, et voulaient des coopératives, des mutuelles, s’appuyer sur des communautés locales".

Le rôle-moteur du Parti communiste

Autant de griefs peu alignés sur la démocratie libérale et représentative et qui participent à les marginaliser. Mais le marxisme, qui rejette l'anarchisme, prend le relais. Et le mouvement ouvrier connaît un second coup de fouet, le plus durable. Si le Parti communiste promeut systématiquement les candidatures de travailleurs, en lien avec les syndicats et les coopératives, il juge cependant que l'origine sociale ne suffit pas.

"Il assure la formation d’ouvriers pour en faire des cadres politiques. Il faut instruire les ouvriers, on ouvre même des écoles de cadres", reprend Xavier Vigna, auteur notamment d'une Histoire des ouvriers en France au XXe siècle.

Il ne faudrait pas s'exagérer cet âge d'or des élus ouvriers: ils demeurent très minoritaires. La raison en est double pour Gérard Noiriel qui y voit d'une part "le résultat de la culture française de la centralisation, le centralisme favorisant les élites parisiennes", et d'autre part celui d'un "clivage important entre artisans-commerçants et ouvriers". "Ce clivage rend difficile la représentation des classes populaires car il y a des intérêts différents en leur sein", développe-t-il.

Le "petit peuple de droite"

En effet, la droite dispute à la gauche le coeur d'une partie du peuple, surtout dans la foulée de la Libération et dans l'élan de la résistance. "Il y avait un souci populaire qui caractérisait le gaullisme", illustre Xavier Vigna qui fait observer que pour autant, celui-ci ne recrute pas ses élus dans le peuple. Question de sensibilité selon le spécialiste.

"Le petit peuple de droite élisait des notables. À droite, on reconnaît l’autorité et on la légitime."

Cette parenthèse populaire de la politique française est de toutes façons sur le point de se refermer, et les députés issus des couches modestes de la population vont se raréfier au Palais-Bourbon jusqu'à s'en éclipser. Xavier Vigna parle ainsi d'"une régression formidable à partir des années 1980", contribuant "à l’abstention au sein de ces classes, car elles ne se sentent plus représentées, se sentent étrangères socialement".

L'heure de la "délégitimation"

Les facteurs du phénomène sont divers: déclin du communisme, virage libéral de la droite... comme de l'autre bord. L'heure de la "deuxième gauche", convertie à l'économie de marché, a sonné. Elle va de pair avec un renouvellement du personnel. "Il y a eu un changement de la composition des cadres du Parti socialiste. Au lieu d’avoir des militants venus du syndicalisme, du catholicisme social, on a des gens issus des grandes écoles, destinés à diriger depuis l’enfance", pose l'essayiste de l'Histoire de la société française 1968-1995. Il prolonge:

"C’est aussi l’époque où l’idée selon laquelle les ouvriers votent à l’extrême droite se systématise dans le discours, où on théorise le ‘gaucho-lepénisme’." "C’est une délégitimation médiatique de l’extraction ouvrière, et même une stigmatisation de l’origine ouvrière", déplore-t-il.

2022: "Il se passe quelque chose"

Sur cette toile de fond, le dernier scrutin marque donc un discret renouveau. "Avec cette élection, il se passe quelque chose", approuve Xavier Vigna qui en dit plus long:

"Quelque chose d'intéressant et de terrifiant. Désormais le RN veut concurrencer la Nupes sur ce terrain".

Aux 1,4% d'ouvriers et 7% d'employés au sein du contingent Nupes - selon les chiffres du ministère de l'Intérieur - répondent ainsi les 3,4% d'ouvriers et 11,2% d'employés estampillés RN. L'indice pour Xavier Vigna que la gauche doit renouer le contact avec le quotidien du monde du travail si elle espère retrouver son oreille.

"Le sujet du lien avec les syndicats est absent à la Nupes", regrette-il.

Vers de nouvelles formes

Mais il ne s'agit pas seulement d'en revenir aux formes anciennes. Les ouvriers et les employés tendent à se tourner vers des modes d'expression plus neufs, hors des structures canoniques comme le Parlement.

D'expression et d'action pour Gérard Noiriel, qui souligne que la démocratie ne se réduit pas au calendrier électoral: "Les gens croient que la politique passe seulement par le discours, or ça passe par la pratique". Selon l'historien, assemblées locales, tirage au sort, tout est sur la table: "Parmi ce qu’il y avait de mieux chez les Gilets jaunes, il y avait cette réflexion sur la citoyenneté".

Une réflexion qui se mènera aussi, malgré tout, entre le "perchoir" et la salle des pas perdus.

Article original publié sur BFMTV.com