"One Piece", "Jujutsu Kaisen"... pourquoi les auteurs de mangas ne montrent jamais leur visage
One Piece, Dragon Ball, Jujutsu Kaisen... Ces mangas comptent parmi les plus lus au monde. Leurs auteurs sont de véritables stars... dont aucun fan n'a jamais vu le visage. Si l'on peut trouver quelques anciennes photos d'Eiichiro Oda et Akira Toriyama, les créateurs de One Piece et Dragon Ball, il n'existe aucun cliché de Gege Akutami, l'auteur de Jujutsu Kaisen. Une anomalie qui rappelle l'anonymat dont jouissent les Daft Punk, qui n'apparaissent en public que casqués.
Quand Gege Akutami accorde une interview à la télévision japonaise, son visage est systématiquement recouvert d'un sac. "Les mangakas ne se considèrent pas comme des stars de Hollywood", explique Ahmed Agne, patron des éditions Ki-oon. "La plupart sont plutôt introvertis et pudiques. Ils estiment ne pas être importants et qu'il faut se concentrer sur l'histoire et les personnages, pas sur leur personne."
"C'est le meilleur des deux mondes", sourit l'éditeur. "On peut à la fois être une mégastar, vendre des millions d’exemplaires de mangas et en même temps débarquer dans un konbini (supérette au Japon, NDLR) à 19 h pour acheter des nouilles instantanées sans que personne ne nous embête. Du point de vue japonais, c'est le paradis. Ils aspirent davantage à ça qu'à être mis en avant."
"Ne pas connaître le visage de l'auteur est une bonne chose. On ne doit pas être obligé de savoir à quoi ressemble l’auteur qui a dessiné le manga", confirme la mangaka Yuna Hirasawa, qui a récemment sorti en France la série fantasy Luca, vétérinaire draconique et Devenir enfin moi-même, sur sa chirurgie de réassignation sexuelle. "Mais si on fait des recherches, je pense qu'on trouvera des photos de moi."
Un outil marketing
Quelques rares mangakas ont fait de leur visage un outil marketing, comme Naoki Urasawa (Monster), Takehiko Inoue (Slam Dunk), Hirohiko Araki (Jojo's Bizarre Adventures) ou encore Junji Ito (Tomie). Très affable, le maître de l'horreur a même prêté son visage au jeu Death Stranding. "On était aux catacombes l'année dernière et des gens l'ont reconnu direct en sortant du taxi", se souvient Sullivan Rouaud, son éditeur français.
Pour Atsushi Kaneko, dessinateur iconoclaste connu pour ses mangas à l'esthétique punk comme Bambi, Search and Destroy ou encore Evol, montrer son visage est avant tout "une manière de rendre (sa) démarche plus sincère" auprès de ses lecteurs. "Je n’ai pas l’impression de faire quoi que ce soit de particulièrement honteux et je n'ai pas de problème à me montrer." Mais rares sont les mangakas à penser de la sorte.
Car c'est aussi une affaire de tempérament. Colosse doté d'un fort caractère, Koji Mori ne se pose pas la question. "Je n'ai pas de restriction particulière sur le fait de montrer mon visage ou sur le fait que mon visage soit connu", insiste le mangaka qui supervise depuis deux ans la reprise de Berserk et s'est fait un nom dans le monde du manga avec des titres comme Holyland.
"Un peu gênant"
La discrétion des mangakas est avant tout culturelle. "La plupart des Japonais utilisent rarement leurs photos. Je ne sais pas comment on en est arrivé là mais je sais qu'utiliser une photo de soi-même sur les réseaux sociaux à la place d’un avatar est un peu gênant", explique Yuna Hirasawa. Pendant des années, Toriyama s'est ainsi représenté sous la forme d'un robot. Et Oda se dessine avec une tête de poisson.
Il n'existe que deux photos officielles de Kentaro Miura, le créateur de Berserk. "Il ne voulait pas forcément se mettre en avant", confie Koji Mori, son complice de toujours. "Il n'était pas actif sur les réseaux sociaux. Mais il n'avait pas d'occasion de mettre son visage en avant ou de parler de sa personne. Ce n'est pas qu'il ne voulait pas montrer son visage: lorsqu'on demandait si on pouvait publier une photo de lui, il était d'accord."
Très ému quand il évoque le souvenir du dessinateur, mort il y a trois ans, Koji Mori confie vouloir garder "intact" le souvenir de Kentaro Miura. "Si je trouve dans mes affaires une photo de M. Miura que j'estime valable, qui pour moi a du sens, j'aurais envie de la montrer. Il n'y a pas beaucoup de photos de Miura où on le voit bien. Il avait tendance à toujours faire l'andouille quand on le prenait en photo."
"Avoir une bonne image"
Ken Wakui, le flamboyant auteur de Tokyo Revengers, qui répond à nos questions le visage caché derrière d'imposantes lunettes de soleil, évoque aussi une forme de gêne pour justifier l'absence de photos le représentant. "Ce n'est pas que je ne souhaite pas montrer mon visage. C'est juste que si je fais une apparition publique, j'ai plutôt tendance à vouloir être perfectionniste et à contrôler ce que je fais."
"Je n'ai pas envie qu'on prenne n'importe quelle photo de moi", poursuit le mangaka. Venu à notre rendez-vous entièrement vêtu de Balenciaga, il est apprêté comme les héros de son manga mettant en scène de sanguinaires yakuzas. "Donc je préfère demander à ce qu'on ne prenne pas de photo de moi. Mais sinon je n'ai pas de réticence particulière. Je souhaite juste avoir une bonne image."
Chaque auteur est "totalement" libre de choisir s'il veut montrer son visage, insiste Sosuke Ishikawa, l'éditeur de Sakamoto Days. "Ce n'est pas une politique liée à chaque maison d'édition. C’est une décision qui relève de chaque auteur." Certains s'en amusent. Paru Itagaki, l'autrice de Beastars, arbore un masque de poule en interview. "Elle joue le jeu du personnage de manga", précise son éditeur français Ahmed Agne.
"Peur qu'on me tue"
Pour d'autres artistes plus confidentiels, comme Tomato Soup, dont le genre n'est pas connu du public, "l'anonymat confère une certaine liberté qu'on a tous envie de garder", confie cet auteur qui publiera le 18 septembre chez Glénat Jaadugar, la légende de Fatima, l'histoire de deux femmes qui ont bouleversé l’Empire Mongol au XIIIe siècle de notre ère. "Je me sens plus libre avec ce pseudonyme."
Cette liberté est en réalité indispensable pour créer: les mangakas ont cessé de montrer leur visage par crainte d'être attaqués par des fans mécontents du sort d'un personnage. "Je ne montre pas mon visage par peur qu'on me tue", nous avait ainsi confié en 2022 Tatsuki Fujimoto. L'auteur de Chainsaw Man a depuis évoqué dans son manga la toxicité des fanbases.
À l'époque des réseaux sociaux, les mangakas n'ont souvent aucune présence numérique afin préserver leur anonymat. "On vit dans une société où tout filtre sur le net. Il peut être facile de localiser quelqu'un à partir d’une photo. De ce fait, de nombreux mangakas ne veulent pas être ennuyés par ça et ne préfèrent pas s'exposer", commente Sosuke Ishikawa.
Menacés par des lecteurs
Les réseaux sociaux et en particulier Twitter/X ont "beaucoup changé la manière de voir les choses", renchérit Sullivan Rouaud, directeur de collection de Mangetsu. "Beaucoup d'auteurs ont été malheureusement menacés directement sur X." Gege Akutami en a fait les frais. En septembre 2023, il a reçu des centaines de menaces de mort après avoir tué l'un des personnages principaux de Jujutsu Kaisen.
"Les lecteurs ne l'ont pas accepté", commente Ahmed Agne. "Ils se sont tellement approprié l'œuvre et les personnages qu’ils estiment qu’il y a des choses qu’on n’a pas le droit de faire."
Hajime Isayama, l'auteur de L'Attaque des Titans, a reçu des menaces similaires. Eichiro Oda a lui été harcelé en 2007 par la femme d'un assistant qu'il avait licencié. L'affaire la plus médiatique concerne Tadatoshi Fujimaki, l'auteur de Kuroko's Basket. Accusé à tort de plagiat par son harceleur, le mangaka a reçu plus de 200 lettres de menaces qui recelaient des substances chimiques.
"Honte de leur identité"
"Très souvent attaquées sur leur physique", les femmes mangakas préfèrent œuvrer sous pseudonyme et ne dévoilent jamais leur visage, précise encore Ahmed Agne. "Les femmes qui dessinent du shonen (manga destiné aux adolescents, NDLR) cachent leur genre. Pendant très longtemps, il ne fallait pas en parler au Japon."
"Un jour, on a découvert à son arrivée en France qu'une autrice était une femme - alors que jusqu’à présent tout indiquait que c'était un homme. L'autrice et son éditeur voulaient cacher cette information parce que son manga s'adressait à un public plutôt masculin et que ça aurait pu être vécu comme une trahison. Certains auteurs dessinent en ayant un peu honte de leur identité."
Il y a aussi un phénomène de génération, insiste Sullivan Rouaud. "Il y a un énorme schisme avec les mangakas d'avant, âgés de plus de 60 ans. Ce n'était pas une question pour eux de cacher leur visage et d'utiliser un pseudonyme." Kazumi Yamashita, 64 ans, a ainsi accepté de tourner l'année dernière pour son éditeur français Mangetsu une vidéo la montrant au travail pour la promotion de son manga Land.
Contraintes en France
Dans les années 1980, il n'était pas rare non plus de voir les mangakas poser tout sourire en couverture du Weekly Shōnen Jump pour fêter la nouvelle année. "L'essor des grandes séries du Shonen Jump des années 1980 à maintenant a complètement changé le paradigme", précise Sullivan Rouaud. "Akira Toriyama en a beaucoup souffert. Il a toujours dit qu'il aurait préféré cacher son visage en début de carrière."
Même en France, il faut désormais composer avec ces contraintes. Invité fin août pour une séance de dédicaces à Paris, Masashi Kishimoto, le créateur de Naruto, refuse d'être photographié ou filmé. Idem pour Yûgo Kobayashi, auteur d'Ao Ashi, manga de foot devenu un best-seller en France. "Il est notre invité à la Japan Expo cette année et il ne souhaite pas montrer son visage, donc on trouve des techniques, à l'instar de Yuka Nagate en 2022 et Shu Sakuratani en 2023", indique Sullivan Rouaud.
Les dédicaces se dérouleront ainsi "dans un lieu fermé sur notre stand à Japan Expo", confie l'éditeur. "Les fans entreront un par un, et des gens de notre équipe seront chargés de contrôler que les règles sont bien respectées." Le moyen pour les fans de passer un moment unique avec leurs idoles, et pour les mangakas de préserver leur vie privée.