Non, la nouvelle loi sur l'immigration n'empêche pas les préfectures de refuser l'octroi de titres de séjour
Une nouvelle loi immigration a été promulguée début 2024 en France après des débats parlementaires tendus. Elle instaure notamment l'expérimentation d'une "instruction à 360 degrés" des demandes de titres de séjour, un dispositif prévoyant d'évaluer l'ensemble des motifs pouvant les justifier, et plus seulement celui invoqué par le demandeur. Sur les réseaux sociaux, des internautes en déduisent que les préfectures seront désormais dans l'impossibilité de refuser un titre de séjour. Mais cette interprétation est erronée, ont expliqué des experts à l'AFP.
"Désormais, on peut plus refuser un titre de séjour en France à un étranger" (sic), est-il affirmé dans une vidéo publiée sur TikTok, datée du 23 novembre 2024 et partagée plus de 11 000 fois. "La nouvelle loi sur l'immigration a imposé à l'administration française de vérifier toutes les options pour accorder un titre de séjour avant de refuser une demande ou d'émettre une OQTF (Obligation de quitter le territoire français, NDLR)", ajoute la voix off de la vidéo virale.
Sur TikTok, des publications ici et là partagent le même message, avec des illustrations différentes à l'appui.
"Elle doit désormais aussi tenir compte d'autres raisons possibles de régularisation, comme la vie familiale et privée, des raisons médicales, ou le fait d'être le conjoint d'un Français, ou le parent d'un enfant français", est-il affirmé dans les publications, qui ajoutent que l'objectif de ces nouvelles règles serait "de rendre les procédures d'immigration plus justes et éviter les expulsions injustes".
Selon la Cimade, une association d'aide aux migrants et réfugiés, la formulation "on peut plus vous refuser un titre de séjour", employée dans la vidéo, pourrait s'entendre comme "on peut davantage vous refuser" un tel titre. Dans les commentaires, de nombreux internautes comprennent au contraire que l'administration ne pourra désormais plus décliner une demande.
Mais l'affirmation selon laquelle les étrangers ne pourraient plus se voir refuser un titre de séjour est fausse.
"Evidemment, il est toujours possible de refuser un titre de séjour, [...] de prendre une OQTF", a expliqué à l'AFP Serge Slama, professeur de droit public à l'Université Grenoble-Alpes.
Pour la remise ou le refus des titres de séjour, "les préfets ont toujours une marge d'appréciation et une discrétion, ce qu'on appelle le 'pouvoir discrétionnaire' de l'administration", a-t-il ajouté.
Outre les refus liés au non respect des différents critères prévus par la loi, l'article L432-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit par ailleurs que "la délivrance d'une carte de séjour temporaire ou pluriannuelle ou d'une carte de résident peut, par une décision motivée, être refusée à tout étranger dont la présence en France constitue une menace pour l'ordre public" (liens archivés ici et ici).
Si l'affirmation selon laquelle un refus de titre de séjour serait désormais impossible est fausse, la vidéo fait toutefois référence à une véritable mesure prévue dans l'article 14 de la loi du 26 janvier 2024 pour "contrôler l'immigration et améliorer l'intégration" (lien archivé ici).
Il s'agit d'un dispositif dit d'instruction à 360 degrés des demandes de titres de séjour, qui était notamment recommandé dans un rapport d'information de 2022 de la commission des lois du Sénat, afin de "simplifier les procédures d'instruction" (lien archivé ici).
Une mesure en phase expérimentale
Ce nouveau système prévoit d'examiner, à titre expérimental, toutes les raisons qui pourraient justifier l'octroi d'un titre de séjour avant de refuser une demande ou d'émettre une OQTF, alors que l'administration n'est tenue jusqu'ici d'examiner la demande que sur le seul fondement invoqué par le demandeur (lien archivé ici).
La loi de 2024 prévoyait la mise en œuvre de cette mesure dans cinq à dix départements d'ici 2027. Un arrêté du 6 octobre 2024, modifiant celui du 13 mai 2024, a élargi la liste de départements pilotes. Initialement limitée à cinq (le Calvados, l'Eure, la Manche, l’Orne et la Seine-Maritime), l’expérimentation inclut désormais un sixième département : l'île de La Réunion.
Avant la fin de l'expérimentation, le gouvernement devra remettre un rapport au Parlement pour évaluer la possibilité d'élargir le dispositif à d'autres départements.
Dans l'état actuel du droit, dans les départements où n'est pas testée la mesure, l'administration n'est tenue d'examiner une demande de titre de séjour que sur le seul fondement de celui qui lui est demandé, ce qui "parcellise l'étranger" selon Serge Slama. "On catégorise l'étranger. L'étranger est soit salarié, soit malade, soit demandeur d'asile, soit victime de traite des êtres humains, sauf que c'est pas vrai, on est souvent plein de choses", souligne le professeur de droit public.
"Les tribunaux administratifs et les administrations se plaignent souvent de voir revenir sur pas mal d'années le même étranger avec un dossier qui évolue", poursuit M. Slama.
Avec l'examen à 360 degrés, le principe est d'examiner dès la première demande "l'ensemble des motifs qui pourraient fonder la délivrance d’un titre, et ce de manière à pouvoir rendre une décision définitive sur le droit au séjour de l’étranger dès les premières étapes du processus", décrivait le rapport d'information sénatorial cité plus haut, qui reprenait lui-même une préconisation du Conseil d'Etat.
"En contrepartie, une nouvelle demande ne pourrait être présentée qu'en présence de circonstances nouvelles", était-il précisé.
L'objectif est donc d'éviter que les préfectures n'aient à revenir sur plusieurs demandes de titre de séjour qui concerneraient la même personne.
Selon Serge Slama et Matthieu Tardis, chercheur et codirecteur de Synergies Migrations, ce dispositif pourrait se révéler plus restrictif pour les demandeurs sous certains aspects.
Dans le cadre de l'expérimentation, toute demande de titre de séjour doit être accompagnée d'un ensemble des justificatifs, transmis à la préfecture pour instruction. Si la préfecture est favorable à la délivrance du titre demandé, celui-ci est accordé sans besoin d'un examen approfondi. En revanche, si elle envisage un refus, elle demande des éléments nouveaux et procède à un examen complet, "à 360 degrés", pour évaluer d'autres motifs potentiels de séjour.
Si cet examen conduit à une décision favorable, un titre différent de celui initialement demandé peut ainsi être accordé. En revanche, en cas de refus définitif, le demandeur devra attendre un an avant de pouvoir déposer une nouvelle demande.
"Sous couvert d'une mesure efficace, l'examen à 360 degrés présenterait des risques très forts de restrictions dans les accès aux droits au séjour du fait de la présomption d'irrecevabilité des demandes ultérieures", a dit à l'AFP le 14 janvier Raphaëlle David, chargée de projet régional de la Cimade en Normandie.
Elle ajoute que lorsque la préfecture refuse une requête après examen, "la personne ne peut plus faire de demande par la suite" sauf si elle fournit de nouveaux éléments, tout en justifiant qu'elle n'avait pas connaissance de ces éléments lors de sa première demande.
Selon la chargée de projet régional de la Cimade, la préfecture pourrait par ailleurs choisir de "délivrer des titres de séjour moins protecteurs aux personnes".
Par exemple, si le parent d'un enfant français demande une carte de séjour vie privée et familiale, un titre considéré "très protecteur" selon Raphaëlle David, il pourrait se voir attribuer à la place une carte de séjour salarié/travailleur temporaire. Or, cette dernière, d'après elle, offrirait "moins de droits et serait moins protectrice" que celle initialement demandée (liens archivés ici et ici).
Selon Julie Bohner, avocate qui exerce en droit des étrangers, interrogée 15 janvier par l'AFP, "l'idée est quand même de fermer la porte ensuite aux demandes suivantes. L'examen à 360 degrés leur permet de dire qu'on a tout examiné, donc après, on ferme la porte pendant un an, sauf élément nouveau."
Dématérialisation et coûts de régularisation
Depuis 2020, les préfectures ont accéléré la dématérialisation des demandes de titres de séjour, ce qui pose des défis considérables, soulignent par ailleurs Matthieu Tardis et Serge Slama.
"Aujourd'hui, le problème principal c'est pouvoir déposer une demande de titre de séjour, accéder au guichet de préfecture, avoir un rendez-vous. [...] On est face à un service public tellement systémiquement défaillant, [...] qu'avant de pouvoir avoir un examen à 360 degrés, il faut encore pouvoir faire une demande", déplore le professeur de droit public.
Les démarches de régularisation sont de plus en plus complexes, ajoute Matthieu Tardis, estimant que "ça coûte de plus en plus cher de demander et d'obtenir le visa, d'autant plus sur les pays qui ont un niveau de vie moindre".
Audio généré par IA
Face à ces difficultés, les demandeurs de titres de séjour tombant sur les affirmations de la vidéo trompeuse "doivent peut-être espérer que c'est vrai et que l'auteur des vidéos, s'il existe, puisse leur donner des solutions", regrette Serge Slama.
Selon l'outil InVid-WeVerify, le détecteur de deepfakes Hiya.com estime que l'audio du montage viral a été "très probablement généré par l'IA".
L'AFP a également analysé le fichier audio à l'aide du logiciel EvenLabs Speech classifier, qui a estimé la probabilité que la voix de l'enregistrement ait été générée par IA à 98%.
Le logiciel indique aussi qu'il est "très probable" que l'audio ait été généré directement par cette même plateforme EvenLabs, qui permet de cloner des voix en se fondant sur des extraits sonores réels.
De nombreuses fausses informations sensationnalistes sur l'immigration semblent être postées dans l'objectif de générer de l'audience, et donc des revenus. L'AFP s'est déjà penchée sur des comptes TikTok qui se présentent comme des médias d'actualité, véhiculant de la désinformation.
20 janvier 2025 20 janvier 2025 : Ajout du commentaire de la Cimade concernant l'ambiguïté de l'affirmation trompeuse sur les titres de séjours, et mention de l'arrêté du 6 octobre 2024 qui élargit le périmètre géographique de l'expérimentation de l'instruction à 360°