"Je ne le remarque même plus": pourquoi aux Antilles l'uniforme à l'école ne fait pas débat
Haut vert et jupe bleue, comme tous les matins, Maëlisse, 10 ans, est habillée de la même façon que sa soeur. "Pas tout à fait! Car moi, je porte une jupe et elle un jean", nuance l'écolière. À l'école primaire de Rivière-Salée en Martinique, les élèves portent ce qu'on appelle la "tenue unique" avec pour seul mot d'ordre un code couleur: vert et bleu. “J’aime bien mon uniforme, je m'y suis habituée! Même si parfois j'aurais aimé m'habiller comme je veux", exprime Maëlisse.
La "tenue commune" sera elle aussi expérimentée dès la rentrée 2024, qui se tient ce lundi 2 septembre, dans une centaine d'établissements de l'Hexagone. Si l'État prévoit une éventuelle généralisation en 2026, en Guadeloupe et en Martinique, des centaines de milliers d’élèves sont habitués à prendre le chemin de l’école vêtus pour la majeure partie d’entre eux d’un uniforme scolaire.
"Effacer les inégalités" à moindre coût
Hérité de l'époque coloniale, "l'uniforme s'est généralisé il y a une vingtaine d’années en Martinique à la suite de nombreuses agressions dans les établissements scolaires", selon Michel Tondellier, sociologue, maître de conférences à l’Université des Antilles et auteur d’Uniforme scolaire à la Martinique, interroger l’évidence.
Le but de ce dispositif était avant tout de "répondre à un enjeu sécuritaire en rendant possible l'identification des élèves grâce à un uniforme". Avant cette règlementation, il était beaucoup plus facile pour les individus venant de l'extérieur de s'infiltrer dans l'enceinte des établissements scolaires. "Le plus fascinant est qu'il n'a jamais été imposé par le rectorat, puisqu'il incombe à chaque établissement et aux parents d'élèves de le rendre obligatoire ou non", rappelle le sociologue.
Si le port de l'uniforme répondait à un logique de sécurité au moment de sa mise en place, il est aujourd'hui une banalité pour les élèves.
"Je ne le remarque même plus, je l'ai toujours porté. C'est une tradition ici, mais c'est aussi pour moi synonyme d'unité", confie Nathanaël, 14 ans, élève dans un collège à Basse-Terre (Guadeloupe).
Un avis qui pourrait surprendre en Hexagone, mais qui traduit également le besoin "d’effacer les inégalités sur une île où plus de 34% de la population vit sous le seuil de pauvreté", rappelle un parent d’élèves. En Martinique et en Guadeloupe, comptez entre 70 et 300 euros par an pour un uniforme complet, selon les fournisseurs locaux.
"Ça représente une belle économie et un gain de temps considérable le matin!", partage la mère d'Aliyah, 9 ans, élève en CM1 à l'école Ambroise Palix (Martinique).
Si les économies sont notables pour les parents, l'uniforme peut néanmoins parfois révéler des inégalités qu'il était pourtant censé effacer. "Au sein des familles les plus pauvres, l'uniforme se transmet souvent de génération en génération, le petit frère héritant du polo du plus grand et ainsi de suite", observe Michel Tondellier. De fait, le vêtement le plus blafard ou le plus délavé devient alors l'apanage des familles les plus démunies.
Dans le cadre de l'expérimentation de l'uniforme en Hexagone, l'ancien ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, avait annoncé que la "tenue commune" serait entièrement gratuite pour les familles. Les coûts seront partagés entre l'État et les collectivités territoriales.
Une initiative pour le moins "étonnante", quand on sait que la Martinique et la Guadeloupe, deux des départements plus pauvres de France, ne disposent pourtant pas de cette aide, soutient la proviseure Marie-Clotilde Hardy-Dessources. "J'espère que nos élus se mobiliseront pour que cette aide financière soit généralisée sur le territoire", fustige-t-elle.
La politique du "bon élève"
Derrière ces enjeux, se cache également une dimension plus "réglementaire".
"Grâce à l'uniforme, les établissements scolaires pensent pouvoir redorer leur blason en gommant ce qu'ils pensent être une image de bad boy ou de 'fille facile'", analyse Michel Tondellier.
Les équipes pédagogiques vont alors tenter de corriger ces stéréotypes qu'elles projettent sur les élèves en interdisant ce qu'elles considèrent comme appartenant à ces clichés, comme par exemple "les jupes trop courtes" et "le port du pantalon en dessous des fesses". Avec un double objectif du point de vue des établissements: "Empêcher l'érotisation des jeunes filles tout en éloignant les garçons d'une culture de la rue", décrypte le sociologue.
Mais pas seulement. L’uniforme est également pour certains proviseurs une façon de préparer les élèves à la vie active. "On leur enseigne qu’à l’école, comme au travail, une tenue correcte est exigée. Cela renvoie des valeurs importantes telles que le respect et l’appartenance à un groupe", suggère Marie-Clotilde Hardy-Dessources, proviseure au lycée l'AMEP Martinique.
Dans certains règlements intérieurs scolaires, on retrouve d'ailleurs la mention "cheveux propres, correctement coiffés et sans excentricité". Des points qui correspondent, pour Michel Tondellier, à l'idée -contestable- que se fait l'école du "bon élève". "Toutes ces réglementations sont en fin de compte la cristallisation de normes sociales promues par l’équipe éducative".
"Faire passer la pilule"
Pour favoriser l'adhésion des élèves à l'uniforme, certains établissements ont fait le pari d'inclure les principaux concernés. En 2010, la direction du lycée Acajou II en Martinique a lancé un concours scolaire pour permettre aux élèves de choisir les couleurs et le logo de leur établissement.
"Parmi plusieurs polos pensés par les lycéens, nous devions élire à la majorité l'uniforme qui nous correspondait le mieux", explique Mathéo, un ancien élève. Polo blanc, bandes rouges et "Acajou II" écrit soigneusement dans le dos, c'est l'œuvre d'un élève de Première Littéraire qui l'avait finalement remporté à l'époque.
"L'idée était de fédérer les élèves autour d'une tenue scolaire et de les rendre acteurs de leur uniforme à travers un projet ludique", se remémore une enseignante du lycée Acajou II.
"Une stratégie payante" selon Mathéo, qui a permis "de mieux faire passer la pilule". "Je me souviens qu'il y avait une sorte d'effervescence autour de cet événement, car pour la première fois, on prenait en compte notre avis".
Absences de données scientifiques
À ce jour, il n'existe pas d’étude scientifique attestant des effets de la tenue scolaire en France. "Tout simplement parce que jusqu’à présent ce n'était pas un sujet pour l’Hexagone", estime Michel Tondellier.
Dans la littérature anglophone, beaucoup plus riche sur le sujet, certains chercheurs tels que David Brunsman se sont penchés sur la question. Dans un article publié par The Journal of Educational Research en 1998, le sociologue avance même que l’uniforme peut avoir des effets négatifs, creusant un peu plus les inégalités sociales.
En effet, la plupart des écoles publiques américaines où l'uniforme est rendu obligatoire regroupent majoritairement des élèves issus de milieux défavorisés et donc facilement identifiables par leur tenue scolaire. Tandis qu'a contrario, les établissements plus aisés l'exigent moins souvent.
Selon le chercheur américain, ce phénomène repose sur la croyance que l’uniforme aurait des effets positifs sur l'environnement scolaire et les résultats des élèves. Cet apparent consensus sur l'uniforme, que l'on retrouve également aux Antilles "repose avant toute chose sur l'opinion des habitants", estime Michel Tondellier, sans qu'aucune étude scientifique ne vienne l'étayer.