Un mois après la mort de Kentarō Miura, le créateur de "Berserk", les fans toujours sous le choc

Détail de la couverture du tome 5 de
Détail de la couverture du tome 5 de

Il a tant côtoyé les ténèbres qu’on le croyait immortel. À l’image de Guts, son héros surpuissant terrassant les créatures du mal à l’aide de sa gigantesque épée, Kentarō Miura semblait capable de survivre à n’importe quel coup du destin. On a eu tort de croire que les God Hand, ces démons de la mort qu'il avait imaginés il y a trente ans, lui laisserait le temps d'achever son grand œuvre, dont le rythme de parution avait considérablement diminué ces dernières années.

L’annonce le 20 mai dernier de sa mort à 54 ans, d'une dissection aortique aiguë, a cloué tous ses fans au tapis. Dans les heures suivant la nouvelle, plus d’un million de tweets contenant les mots "Kentarō Miura" et "Berserk" ont été publiés, témoignant de l’onde de choc suscitée par la mort de celui qui est considéré comme l’un des plus grands artistes - tout genre confondu - depuis l'après-guerre. Depuis, les ventes de la série se sont envolées, nous annonce Glénat.

"J'ai pris un mur à 200 km/h sur l’autoroute"

Difficile d'expliquer l’immense émoi suscité par son décès. Un mois après l'annonce, l'émotion est encore présente chez les fans. "J'ai trouvé magnifique le soulèvement populaire instantané pour saluer sa mémoire", salue l’éditeur Sullivan Rouaud, qui a appris la nouvelle en allant prendre son train: "J'ai chialé dans le train tout le trajet de chez moi jusqu'au bureau. Impossible de retenir mes larmes. Ça ne m’arrive jamais à la mort d’une célébrité, mais là c’était trop. On ne pouvait pas s'y préparer. J’ai l’impression d’avoir pris un mur à 200 km/h sur l’autoroute."

"Cette émotion va de pair avec le caractère secret de Miura", analyse le vidéaste Alt 236, auteur d’un livre sur Berserk. "S’il avait été une figure publique, qui aurait fait 250 interviews et 37 participations à des émissions de TV, ça aurait été différent, mais là, il n’y a rien d'autre que son œuvre et quelques photos mystérieuses. Son caractère secret a tout exacerbé. Chacun s'était fait sa propre image de Miura. Ce jour-là, beaucoup de gens ont perdu une partie de leur vie, une sorte de phare du manga, un pilier que l'on croyait éternel et dont la disparition a laissé un grand vide."

"La tristesse et la peine auraient été différentes si l'auteur avait réussi à conclure l'œuvre de sa vie avant de s'en aller. On pleure ce que l'artiste nous a donné, mais aussi ce qu'il ne nous donnera jamais", renchérit le critique d'Animeland Joan Lainé. En découvrant la mort de Miura, il a eu "l’impression qu’une partie de [lui] s’était envolée":

"J'ai été choqué, littéralement. Ça ne paraissait pas réel, ça ne pouvait pas arriver, pas comme ça... J'ai eu beaucoup de mal à retrouver mes esprits, et j'ai dû rédiger très vite une news sur sa mort. C'est ce qui m'a fait comprendre que ce n'était pas un cauchemar et que Kentarō Miura s'en était bel et bien allé."

Le dessinateur Maliki a quant à lui ressenti en accéléré "toutes les étapes du deuil", et il pleure "un collègue": "Je ne peux pas m'empêcher de me poser des questions sur les causes de sa mort. Était-ce à cause du rythme de travail que s'imposent les auteurs japonais? Était-ce évitable? Tout ça résonne un peu trop avec les problèmes que rencontre la profession dans le monde, y compris en France."

"Berserk l’a sanctifié"

Si le temps a laissé place à un sentiment "plus diffus", beaucoup gardent "la sensation d’un immense vide": "la confusion a disparu, mais pas la colère face à l'injustice de la disparition d'un auteur qui avait encore tant à raconter, ni la tristesse d'avoir perdu un artiste qui était aussi proche de moi, qui m'a accompagné pendant la moitié de ma vie", détaille Joan Lainé, désormais gagné par la nostalgie de ses années lycée, où il revendait ses tomes pour acheter la suite.

Maliki a fait son deuil en dessinant les personnages de Miura: "Dessiner une illustration en hommage à son travail m'a fait du bien. C'est une façon de faire mon deuil. Je pense que je vais relire les mangas d'ici quelque temps, quand ce sera moins vif." Des centaines d'internautes ont eux aussi trouvé une forme de catharsis en partageant sur Twitter le hashtag #BerserkForever des dessins inspirés de Berserk. Glénat invite "d'ailleurs les fans qui le souhaitent à [leur] envoyer par courrier leurs hommages à Kentaro Miura, [pour les transmettre] à l’éditeur japonais".

Sullivan Rouaud a de son côté fait son deuil "assez vite", "car Miura nous laisse un tel cadeau derrière lui": "Berserk l’a sanctifié. Il restera pour toujours dans mes souvenirs et je suis persuadé que dans dix générations on parlera encore de Berserk. C'est un des mangas qui sera décortiqué le jour où cette culture sera vraiment étudiée de manière sérieuse en école. Avoir cette certitude m'apaise par rapport à la perte."

"Un perfectionniste acharné"

Doté d'une culture graphique hors du commun, Kentarō Miura avait puisé dans le folklore européen (elfes, trolls, etc.), mais aussi la peinture classique (Goya, Bosch) les gravures du XIXe siècle (Gustave Doré), le cinéma anglo-saxon (Alien, Hellraiser) et les mangas (Ken le Survivant, Devilman) pour imaginer un monde d'une originalité sans pareille. Son sens du détail était tel qu'il laisse en effet derrière lui une œuvre certes inachevée, mais vertigineuse où chaque chapitre dissimule des dizaines de secrets et brasse plusieurs thématiques.

"D'un point de vue technique, c'était un perfectionniste acharné, extrêmement généreux en détails, passionné. Il était aussi de ces auteurs imprégnés tout entier par leur univers, comme un Tolkien ou un Pratchett. Il n'a pas fait que poser des petites briques ici ou là. Il a bâti une forteresse", explique Maliki.

Les quatorze premiers tomes, qui introduisent l’univers et regroupent l’arc narratif de "L’Âge d’or", le plus réputé de la série, mais aussi le plus riche et le plus dérangeant, sont une leçon de maître. Miura y fait preuve d’un sens aigu de la mise en scène et du design des personnages et des monstres. "Il était en transe pendant toutes les années où il a dessiné ces tomes!", s’exclame Sullivan Rouaud. "Toute l’énergie qu’il insuffle, sans jamais tricher, c’est brut et ça jaillit sur des milliers de pages. On a presque l’impression que Miura témoigne de ce qu’il voit, comme si tout ça lui était venu des cieux."

Joan Lainé salue "une œuvre à plusieurs couches": "J’ai d'abord été marqué par la brutalité et la sauvagerie du manga, incarnées par Guts et son immense arme, symbole absolu de virilité. Et puis peu à peu, l'œuvre dévoile une finesse à laquelle on ne s'attendait pas forcément en lisant les premiers chapitres. C'est notamment le cas dans l'écriture des personnages et surtout de leurs liens. Celui entre Guts et Griffith est particulièrement fascinant car il s'agit d'une amitié ambiguë qui mêle possession, égalité et rivalité jusqu'à un point culminant tragique qui aura marqué des générations de lecteurs, une éclipse dont je ne me remettrai jamais."

Le critique reste fasciné par les couleurs arborées par les deux rivaux, à rebours des schémas habituels: "Guts, qui est le héros, est représenté par le noir. Plus il avance dans sa quête et plus il sombre dans la noirceur, quand bien même ses compagnons essaient de l'aider pour qu'il ne plonge pas définitivement dans les ténèbres. Pour Griffith, c'est l'inverse, alors qu'il est l'antagoniste principal du manga, il est toujours auréolé de blancheur, il rayonne de lumière."

Une œuvre nihiliste devenue optimiste

Malgré la noirceur de son récit, le manga a su captiver un large public, bien au-delà du manga - le 26 mai dernier, la série a dépassé les 50 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Un exploit pour une série profondément nihiliste. Une vision du monde exposée dans le chapitre 83, jamais édité dans les volumes reliés, commente Sullivan Rouaud.

"Au moment où Griffith se transforme, il fait la rencontre de Dieu, qui est présenté comme 'l’idée du mal', et lui délivre un message très nihiliste: il n’y a ni bien, ni mal, juste le chaos et le libre arbitre. Miura avait refusé de publier ce chapitre en format relié, car je crois qu'il n’était pas très à l'aise pour imposer à ses lecteurs une vision monothéiste de la religion, qui plaçait Griffith en figure messianique et Guts en porteur d’épée dont le destin consistait uniquement à croiser la route de l'élu. Lui explique que c'est parce que ce chapitre limitait trop ses possibilités en termes de scénario pour le futur, mais j'ai le sentiment que le fait de désacraliser l'image de Dieu était peut-être trop ambitieux métaphysiquement parlant."

Si l’auteur avait émis quelques regrets sur son penchant pour la violence gratuite et les scènes de viol à répétition, il amenait ses personnages vers une fin apaisée. Les derniers chapitres publiés donnaient la sensation que l’œuvre pouvait déboucher sur une fin heureuse pour Guts, Casca et leurs comparses. "Au-delà de l'aspect technique, j'ai surtout été touchée par son gai désespoir", analyse Maliki, qui loue la capacité de Miura à "introduire de la lumière" dans un univers où "tout est affreux, sombre et perdu d'avance":

"Ses héros parviennent toujours à préserver un peu de leur humanité, dans le sens le plus optimiste du terme. Et bien qu'ils soient obligés de parfois devenir des monstres eux-mêmes pour survivre, ils gardent en eux cette lumière, ces petits moments d'amour, d'humour, d'honneur et de compassion."

"C'est pour cette raison que Berserk résonne chez autant de gens", ajoute Alt 236, pour qui la mort de Miura va permettre de redécouvrir l’œuvre sous un nouveau jour: "Dans le chapitre 83, Dieu est un gigantesque cœur noir - et il est mort d’une maladie du cœur. Il y a plein de symbolismes involontaires." Une ironie post-mortem pour une œuvre qui a toujours eu une dimension semi-autobiographique.

Et si Miura avait déjà publié la fin de Berserk?

Que va devenir Berserk à présent? Selon toute vraisemblance, l'œuvre devrait rester inachevée - d’autant que personne ne peut lui succéder: Miura avait une idée de ce que serait la fin, mais celle-ci pouvait changer au fil des tomes. Pour Sullivan Rouaud, le dernier chapitre publié en janvier offre de toute manière la plus belle des conclusions au manga.

Dans les ultimes pages, Guts croise le Moonlight Boy, qui n’est autre qu’une réincarnation de Griffith - et le fils de Guts. "C’est une très belle scène avec un père qui regarde enfin son fils avec amour, lui qui est en réalité son pire ami et son meilleur ennemi, puis ils se séparent d’un commun accord", s’enthousiasme-t-il. "J’ai l’impression que c’est la scène clé de Berserk, que même si Miura avait pu finir son histoire, on se serait retournés sur ce moment précis."

Des rumeurs ont évoqué une reprise de la série par les assistants de Miura. Un choix risqué, qui devrait diviser les fans, en leur apportant un réconfort illusoire, tranche Sullivan Rouaud: "Tout le monde attend la catharsis de la mort de Guts, de Griffith ou des deux - mais ça n’a que peu de valeur par rapport à ce que Miura a développé pendant plus de 30 ans. La philosophie qu’il propose dans le chapitre 83 et la relation complexe entre Guts et Griffith sont les vrais enseignements de cette histoire incroyable", déclare-t-il, avant de poursuivre:

"On a eu la chance de suivre Guts dans sa quête de rédemption, on eu la chance que Miura réveille Casca il y a un peu plus d’un an maintenant après 20 ans de léthargie et on a eu cette révélation toute récente avec le Moonlight Boy. Que demander de plus ? J'ai peur que vouloir une suite à tout prix soit de la gourmandise, avec un gros risque de mal de ventre in fine. Autant ne pas gâcher l'œuvre absolue qu’est Berserk. Pour moi, l'auteur a dit ce qu’il avait à dire. Ce que je regrette surtout, c’est qu’il ne fera jamais d’autres histoires."

L’absence de fin n’est en aucun cas un frein pour apprécier la série, complète Joan Lainé. "Berserk nous a offert tellement de récits, tellement d'émotions, nous a dévoilé une telle galerie de personnages si marquants durant 40 tomes qu'il m'est impossible de balayer d'un revers de la main ce que le manga m'a apporté".

Et le spécialiste de citer Leiji Matsumoto, auteur de séries inachevées comme Albator: "Si je terminais une série, ça signifierait que j'arrive à la fin de ma vie. Du coup, je ne les finis jamais." Maliki espère enfin que "ses éditeurs auront la décence de laisser Berserk reposer en paix, sans essayer à tout prix de lui donner une fin. Car la disparition de Miura résonne parfaitement avec l'univers de son manga, où tout peut arriver brutalement, comme dans la vie."

Article original publié sur BFMTV.com