Meurtre de Philippine: pourquoi l'OQTF visant le suspect n'avait-elle pas été exécutée?
Tout juste nommé ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau veut une évolution de "l'arsenal juridique" français face à la situation du suspect du meurtre de Philippine. Cette étudiante de 19 ans a été retrouvée enterrée dans le bois de Boulogne, dans l'ouest parisien, lors d'une battue ce samedi 21 septembre.
Un suspect a été arrêté en Suisse ce mardi. Il s'agit d'un Marocain âgé de 22 ans, qui faisait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Une OQTF est une mesure administrative, délivrée par la préfecture, qui a pour but de forcer son destinataire à quitter la France. Plusieurs responsables politiques, allant de la gauche à l'extrême droite, ont pointé un manque d'application des OQTF devant la situation du suspect du meurtre de Philippine.
Que s'est-il donc passé? Le suspect est arrivé en France en juin 2019, de façon régulière, avec un visa touristique. Alors mineur (âgé de 17 ans), il est pris en charge par l'aide sociale à l'enfance du Val-d'Oise. À la fin de l'été 2019, il commet un viol sur une étudiante de 23 ans sur un sentier forestier à Taverny, dans le Val-d'Oise. Rapidement identifié par les enquêteurs, il est placé en détention provisoire le 5 septembre et condamné en octobre 2021 à sept ans de prison.
Une OQTF délivrée en juin
Alors qu'il est encore en prison, la préfecture de l'Yonne lui délivre une obligation de quitter le territoire français le 18 juin 2024. Le jeune homme ne dépose aucun recours, mais une OQTF doit aussi s'accompagner d'un laissez-passer consulaire délivré par le pays d'origine de la personne concernée, en l'occurrence le Maroc.
Deux jours plus tard, le 20 juin, il sort de prison pour être placé en centre de rétention administrative (CRA) à Metz. Un CRA est un lieu où sont maintenus des étrangers qui font l'objet d'une décision d'éloignement, dans l'attente de leur renvoi forcé.
Mais la procédure connaît un imbroglio administratif. Le 24 juin, les autorités marocaines informent la France que la demande de laissez-passer consulaire a été émise par le mauvais service en France. Cette demande doit être effectuée par la Direction Générale des étrangers en France (DGEF). Ce que finit par faire la DGEF le 18 juillet.
Relancé à deux reprises par les autorités françaises, le Maroc répondra favorablement plusieurs semaines plus tard, en envoyant un laissez-passer consulaire permettant son expulsion le 6 septembre. Mais l'homme est déjà dehors.
Trois jours avant, le 3 septembre, un juge des libertés et de la détention avait décidé de ne pas poursuivre sa rétention, qui avait déjà été prolongée trois fois, et lui avait accordé une remise en liberté. Le juge peut "à titre exceptionnel" prolonger la rétention d'une personne visée par une OQTF en "cas d'urgence absolue ou de menace pour l'ordre public", selon le Code pénal.
Dans cette décision que BFMTV a pu consulter, le juge a estimé que les conditions n'étaient pas remplies pour pouvoir prolonger une nouvelle fois la rétention de cet homme. Il affirme notamment que lors de sa rétention, le suspect n'a pas eu un comportement "qui aurait constitué une menace ou un trouble à l'ordre public", même si "la menace à l'ordre public ne peut être exclue" au vu de sa précédente condamnation pour viol et de son absence d'insertion sociale.
La remise en liberté du suspect est alors assortie d'une obligation de pointage et une assignation à résidence dans un hôtel, où il n'ira jamais. Un manquement à ses obligations signalé à la justice par la préfecture de l’Yonne le 18 septembre. Philippine a disparu deux jours plus tard. Une information judiciaire a été ouverte ce mardi par le parquet de Paris des chefs "meurtre précédé, accompagné ou suivi d'un autre crime", "viol", "vol" et "escroquerie", le tout en état de récidive légale. Les autorités judiciaires françaises vont adresser une demande d’extradition visant le suspect aux autorités judiciaires suisses, a fait savoir le parquet ce mercredi.
Un débat régulier
La question de l'exécution des OQTF fait régulièrement débat en France. Selon un rapport publié par la Cour des comptes, chargée du contrôle de la dépense publique, en janvier 2024, environ 10% des obligations de quitter le territoire français "sont exécutées, c’est-à-dire se traduisent par le départ effectif de la personne qui en est destinataire".
Ce faible chiffre s'explique de plusieurs façons. Les OQTF sont peu exécutées, notamment car "de nombreux pays d’origine sont réticents à délivrer un laissez-passer consulaire à leurs ressortissants, pourtant indispensable à leur éloignement en l’absence de passeport", selon la Cour des comptes.
Mais aussi car le nombre d'OQTF émises ne cesse d'augmenter, sans que les moyens alloués à leur exécution ne suivent. Selon l'institut européen de statistiques Eurostat, la France est le pays qui engage le plus de demandes d'éloignements forcés au sein de l'UE. En 2023, elle a émis près d'un tiers des demandes d'éloignement de l'UE (137.730, contre 484.160 pour toute l'UE). 12.170 ont effectivement quitté la France après cet ordre, selon Eurostat, contre 15.445 sur 44.620 demandes pour l'Allemagne.
"Sur les cinq dernières années, le nombre d’obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées a augmenté de 60 % alors que les effectifs préfectoraux consacrés à l’éloignement et au contentieux des étrangers ont crû de 9 %", souligne la Cour des comptes dans son rapport. Ce qui entraîne que "la plupart des préfectures sont surchargées, commettent régulièrement des erreurs de droit face à un cadre juridique particulièrement complexe, et rencontrent des difficultés à respecter les délais légaux".