"Mandibules": pourquoi il faut voir la nouvelle comédie de Quentin Dupieux

Détail de l'affiche de
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Depuis la sortie de Steak (2007), Quentin Dupieux creuse son sillon avec ses comédies bizarroïdes situées quelque part entre la Californie et la Côte d'Azur, dans des réalités parallèles où les pneus tuent et les hommes aiment le daim, mais détestent Phil Collins.

La filmographie de Quentin Dupieux - composée notamment de Rubber (2010), Au poste (2018), Le Daim (2019) et maintenant Mandibules (visible le 19 mai prochain, à la réouverture des salles de cinéma) - est unique dans le paysage cinématographique français, et ce qui s'y rapproche le plus de La Quatrième Dimension. Comme la célèbre série de Rod Steiger, qui décrypte par le prisme du fantastique les grandes peurs de notre temps, les films de Quentin Dupieux sont courts, d'une simplicité presque déconcertante et agrémentée d'un twist le plus souvent surréaliste.

"Mes films sont effectivement un peu des cauchemars, mais ces cauchemars ne sont pas forcément dérangeants", nous confirme le réalisateur. S'il "ne se passe rien de grave" dans ses films, au contraire de La Quatrième dimension, il partage avec le programme culte une fascination pour la mort.

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Une comédie qui explose les codes du cinéma français

Avec Mandibules, il a cependant décidé de changer ses habitudes et tourne le dos pour la première fois de sa carrière à cette obsession macabre: "Je ne veux pas être le mec obsédé par le morbide. L’humour noir me fait marrer, mais je me suis dit que ça pouvait être intéressant d’arrêter d'y avoir recours. Ça devient systématique au bout d’un moment. C'est bien de contourner ses propres démons pour essayer de proposer autre chose."

En ces temps de pandémie, un spectacle dans l'esprit du Daim, où un réalisateur fou s'en prend à tous ceux qui portent du daim, aurait été "une proposition bien trop sombre pour les gens qui vivent déjà une année difficile", concède-t-il. Il a donc posé ses valises dans le sud de la France, sur la côte d'Azur, pour raconter l'histoire de Jean-Gab' et Manu (David Marsais et Grégoire Ludig du Palmashow), deux amis simples d'esprit qui après avoir découvert une mouche géante dans le coffre de leur voiture tentent de la dresser pour faire fortune.

Les films de Quentin Dupieux se réapproprient un imaginaire burlesque que l'on trouve plus souvent aux Etats-Unis qu'en France, et osent exploser les codes et les cases d'un cinéma français qui a trop souvent tendance à tout cloisonner: "Je ne sais pas si personne n'ose faire ce genre de films [en France], mais moi ce qui me fait marrer, c’est le mélange des genres. Ça me ferait chier de faire un Jurassic Park avec des mouches, un film dont l’objectif serait juste la sensation du spectacle. C'est plus intéressant de tout mélanger."

Un univers complètement fou

Ses films sont des jeux. Chaque scène doit lancer une nouvelle piste de réflexion. Les films de Quentin Dupieux ne suivent aucune règle de narration traditionnelle. Pourquoi la voiture de Jean-Gab et Manu est-elle immatriculée en Suisse alors qu'ils sont sur la Côte d'Azur? "Je ne sais pas", répond le réalisateur. "Je trouvais la plaque chic. J'aime bien qu’on puisse s’imaginer une histoire autour de cette bagnole, se demander comment elle a atterri là."

"Il a un univers complètement fou, qui lui appartient, et qui est parfois difficile à comprendre", confirme David Marsais. "Il faut complètement se laisser aller et ne pas essayer d'intellectualiser. C’est très agréable." "Il y a un quelque chose de flou qui flotte autour du scénario", précise Grégoire Ludig. Quentin Dupieux invite d'ailleurs les spectateurs à ne pas voir dans Mandibules autre chose que les déambulations de deux ahuris et un "spectacle léger et sympa".

Fasciné par la bêtise humaine, cet "enfant du cinéma populaire" des années 1970 et 1980 aime pourtant brouiller les pistes avec sa mise en scène, tant et si bien que ses comédies ressemblent rarement à des comédies. Pour Mandibules, il confie s'être inspiré de No Country for Old Men. Il a voulu retrouver "la même sécheresse" que le chef d'œuvre des frères Coen pour "réussir à faire un film si sec que tout est tellement bien qu’on n’a pas besoin de cacher la misère avec de la musique":

"L'ambition, c’était de faire une comédie sans musique. Il y a le thème au début et à la fin, on entend quelques petites musiques à la radio, mais il n’y a pas de bande originale. La comédie n’est pas accompagnée par une musique qui explique les sensations qu’on doit ressentir", commente-t-il, avant d'asséner: "La musique d’une comédie, ça peut me faire quitter la salle."

Le meilleur rôle du Palmashow

La musique, c'est son casting qui la donne, et en particulier Grégoire Ludig et David Marsais. Le duo livre sa meilleure prestation à ce jour, récompensée au Festival international du film de Catalogne: "On trouve ça très élégant d’avoir reçu le prix ex-aequo, car Jean Gab' et Manu ne font quasiment qu’un", commente-t-il.

Contrairement à Steak, où il avait malmené le duo Eric et Ramzy, Quentin Dupieux filme avec beaucoup de bienveillance Le Palmashow. Le film a été écrit sur-mesure pour eux: "On aime bien se dire que les films où on apparaît avec David, hormis les apparitions, sont nos films à nous. On en avait déjà fait un, Max et Léon, mais là, Mandibules, c’était trop tentant", assure Grégoire Ludig. "C’était deux beaux rôles. On ne pouvait pas refuser. Avec ce film, on a pu prendre des vacances de nous-mêmes."

Contrairement aux apparences, il n'y a pas d'improvisation. "Quentin travaille à la virgule près. On ne peut pas lui faire d'entourloupes. Si on change un mot, il le voit tout de suite", raconte David Marsais, qui a le souvenir d'avoir dû apprendre comment placer parfaitement dans ses répliques des onomatopés utilisée par Dupieux comme des notes de musique pour rythmer ses dialogues: "Le ‘ouais, le ‘euh’, le ‘yes’ sont placés à un certain moment, avec un timing précis. On a pu refaire certaines prises dix fois, parce que Quentin trouvait que ça ne modulait pas correctement."

Un grand numéro d’Adèle Exarchopoulos

Hilarante en parodie de Greta Thunberg atteinte de tourette, Adèle Exarchopoulos livre un grand numéro de comédie. Son personnage, Agnès, apporte un contre-pied musical important aux deux corniauds joués par Le Palmashow: "Si tu inscris ces mecs dans un monde normal avec des gens normaux, tu tournes vite en rond", analyse Quentin Dupieux. En comédie comme en musique, tout est une question de rythme: "On a déjà vu 1.500 fois l'histoire des deux marginaux face au reste de la planète qui les regarde de travers. Il fallait leur opposer un personnage d’une autre galaxie. L’idée était d’inventer un personnage encore plus givré pour qu’eux paraissent normaux."

Jouer face à Adèle Exarchopoulos a été un véritable défi pour Le Palmashow, tant la prestation de l'actrice est à pleurer de rire, et constitue le clou de Mandibules: "J’ai eu la sensation d’être devant une très grande actrice", salue David Marsais. "La scène où elle amène quelque chose à table, on regardait tout ce qui était dans nos champs de vision: son coude, son épaule, son cou, une chaise. On ne pouvait pas la regarder dans les yeux. On éclatait de rire à la seconde." "C’était terrible pour elle", renchérit Grégoire Ludig. "C’était un travail colossal, qui lui demandait un niveau de concentration, de précision et d’énergie extrême, et nous, on riait."

La suite, Quentin Dupieux l'imagine toujours peuplé de personnages aussi déjantés, évoluant dans des univers aussi surréalistes. Il tourne désormais au rythme d'un film par an. Il en écrit un nouveau et a déjà achevé le montage d'un autre, Incroyable mais vrai, comédie au pitch tenu secret qui marque ses retrouvailles avec Alain Chabat. Dupieux déborde de créativité et il ne compte pas s'arrêter: "C’est facile. Je peux en écrire cinquante." Il hésite cependant à se lancer dans la suite de Steak: "Ce serait gonflé: personne n'en voulait à l'époque."

Article original publié sur BFMTV.com