L'UE tentée de s'affranchir de la tutelle des Etats-Unis en Iran

par Tangi Salaün

PARIS (Reuters) - Après avoir promis pendant des mois de sauver l'accord sur le nucléaire iranien et dessiné en septembre une ébauche de parade aux sanctions américaines, l'Union européenne semble vouloir s'affirmer collectivement face à Donald Trump et peut-être élaborer pour la première fois une politique commerciale indépendante des Etats-Unis.

L'efficacité du système de troc imaginé par les Européens est loin d'être garantie, surtout après le rétablissement des sanctions visant les secteurs pétrolier et bancaire iraniens le 4 novembre.

La détermination et la solidarité des Vingt-Huit risquent dans le même temps d'être mise à rude épreuve si la Maison blanche, qui a promis de ne laisser personne contourner ses sanctions, se retourne contre ses alliés.

Il n'empêche qu'aucun président américain n'avait sans doute jamais été confronté à un front aussi large, même George W. Bush lorsqu'il avait décidé d'envahir l'Irak en 2003. Et, fait inédit, ce front s'est constitué à l'initiative des Européens.

En co-signant avec Moscou et Pékin, les autres protagonistes de l'accord conclu à Vienne en juillet 2015, le communiqué présentant le "véhicule spécial" (SPV) visant à maintenir le commerce avec l'Iran malgré les sanctions américaines, la Haute représentante de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a secoué les alliances diplomatiques traditionnelles.

"C'est la première fois qu'on voit une alliance de ce genre", souligne Manuel Lafont Rapnouil, directeur du bureau de Paris du centre de réflexion paneuropéen ECFR (European Council on Foreign Relations) et ancien diplomate français à l'Onu.

"On savait que les Chinois n'étaient pas d'accord avec la politique de Trump mais jusqu'à présent, ils s'étaient mis sur le côté et ils attendaient simplement de récolter les fruits du départ des Européens pour gagner des parts de marché (en Iran)", rappelle-t-il.

A l'exemple de ce qui s'est passé avec le gisement de gaz naturel de South Pars, considéré comme le plus grand au monde, dont le français Total s'est résigné en août à se retirer au profit sans doute de la compagnie nationale chinoise CNPC.

ÉVITER UNE FLAMBÉE DU PRIX DU PÉTROLE

Nul ne sait pour le moment si le SPV, inspiré d'un système de troc autrefois utilisé par l'Union soviétique pour contourner les paiements en dollars, inversera cette tendance ou s'il aura pour seul effet d'atténuer temporairement le risque de coup de chaud au Proche-Orient et de flambée des cours du pétrole.

"Mais d'une certaine manière, ce qui compte avant tout c'est de savoir si les Iraniens restent dans le cadre de l'accord et pour le moment, c'est le cas", estime Manuel Lafont Rapnouil.

Ce qui n'est pas rien quand on se rappelle que Téhéran menaçait il y a peu de bloquer le détroit d'Ormuz, principale voie maritime d'exportation du pétrole du Golfe, si ses propres exportations venaient à être totalement asséchées après le 4 novembre.

Déjà remontés autour de 80 dollars le baril de Brent, les prix du pétrole constituent une vraie menace pour le pouvoir d'achat des ménages et pour la balance commerciale des pays importateurs, particulièrement en Europe où le pétrole est importé en très grande part et où la croissance donne des signes de faiblesse.

Et les prix pourraient s'envoler si le robinet iranien venait à se tarir, comme l'a reconnu la semaine dernière le ministre saoudien de l'Energie en soulignant qu'en dépit de la hausse de production du royaume, il ne pouvait "pas garantir" que le baril ne dépasserait pas 100 dollars.

L'idée du SPV - qui pourrait prendre la forme d'un échange pétrole iranien contre produits européens sans transactions monétaires - est précisément d'éviter cela.

"Les Etats membres de l'UE vont créer une entité juridique pour faciliter les transactions financières licites avec l'Iran, ce qui permettra aux sociétés européennes de continuer à commercer avec l'Iran conformément aux règles de l'UE", a expliqué Federica Mogherini, en précisant que ce système a vocation à s'étendre à d'autres pays que les signataires du communiqué.

Le SPV sera en place le 4 novembre mais pas opérationnel avant plusieurs mois, prévient-on toutefois de sources diplomatiques européennes.

Le succès de cette initiative est donc très incertain alors qu'à l'instar de Total, de nombreuses sociétés européennes ont déjà annoncé leur retrait d'Iran, comme Peugeot, Renault, Daimler, Volvo, Air France ou British Airways.

INCERTITUDES EN IRAN COMME AUX ETATS-UNIS

Il dépendra à la fois de la volonté des gouvernements de tenir tête à l'administration Trump. Mais aussi du goût du risque des entreprises et banques européennes, qui peuvent d'autant plus s'inquiéter de sanctions ou de mesures de rétorsion des Etats-Unis que les secteurs bancaires américains et européens sont très intégrés.

Sans oublier la capacité de l'Iran à se mettre en conformité avec les normes financières internationales. Il lui faut notamment convaincre le Groupe d'action financière (Gafi), organisation créée par le G7 pour combattre le blanchiment d'argent, de le retirer de sa liste des pays à risque.

L'adoption récente par le Parlement iranien d'une loi visant à lutter contre le financement du terrorisme est un premier pas dans cette direction, même si le Gafi l'a jugé insuffisant et réclamé il y a dix jours à Téhéran de nouveaux efforts d'ici à février 2019.

Si l'Iran a accueilli avec enthousiasme l'idée du SPV, la marge de manoeuvre de l'UE reste donc étroite.

Sur le plan diplomatique, la balle est dans le camp de l'administration Trump, dont les "faucons", le secrétaire d'Etat Mike Pompeo ou le conseiller à la sécurité nationale de la Maison blanche John Bolton, ont clamé haut et fort qu'ils contraindraient les autres pays à s'aligner.

Dans les faits, les règles du Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Office of Foreign Asset Control, OFAC) du département du Trésor stipulent que toute opération, même non monétaire, impliquant du pétrole ou des produits pétrolier iraniens, est passible de sanctions.

L'architecture du SPV dévoilé par Federica Mogherini permet en théorie d'échapper à la juridiction américaine puisqu'il vise à contourner le système financier américain comme les filiales des banques américaines à l'étranger.

Cela pourrait éviter aux utilisateurs de ce mécanisme de voir leur responsabilité civile engagée, comme cela a pu être le cas par le passé pour BNP-Paribas, à laquelle la justice américaine a infligé une amende de 8,9 milliards de dollars en 2015 pour avoir contourné les embargos imposés par Washington à plusieurs pays, dont l'Iran.

"L'EUROPE DOIT PRENDRE SON DESTIN EN MAIN"

Mais la prudence est de mise, comme en témoigne le refus de la Banque européenne d'investissement (BEI) de répondre à l'appel de ses propres actionnaires, les gouvernements des Vingt-Huit, qui l'enjoignaient d'investir en Iran. L'institution financière de l'UE a notamment fait valoir que cela pourrait compromettre sa capacité de financement auprès des investisseurs institutionnels américains...

Des responsables américains ont aussi menacé de porter la bataille des sanctions sur le terrain de SWIFT, le réseau interbancaire basé en Belgique par lequel transitent la plupart des transactions internationales et sur lequel Washington exerce déjà une forte pression.

Anticipant la menace, le chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, est sorti de la réserve habituellement observée par Berlin sur ces sujets en plaidant dans une tribune publiée fin août par le journal économique Handelsblatt pour la création d'un système concurrent de SWIFT et de canaux de paiement indépendants.

"La relation transatlantique est en train de changer et l'Europe doit prendre son destin en main", a commenté le lendemain la chancelière Angela Merkel.

Il n'est pas certain que cette velléité d'indépendance résisterait à une surenchère de Donald Trump. Que ferait Berlin, par exemple, si le président américain brandissait de nouveau la menace de droits de douane de 25% sur les automobiles européennes qui affecteraient particulièrement les constructeurs allemands?

Une stratégie de rupture avec leurs alliés traditionnels comporterait cependant des risques pour les Etats-Unis. "Quand on entend les commentateurs américains parler de l'Iran, ils notent tous cette situation assez inédite dans laquelle les Européens s'organisent pour échapper à l'orbite américaine", souligne Manuel Lafont Rapnouil.

Outre-Atlantique, certains s'inquiètent particulièrement des conséquences que cela pourrait avoir sur la prévalence du dollar dans le commerce mondial. Sans doute faut-il y voir une raison pour laquelle le département du Trésor se serait montré récemment beaucoup moins enthousiaste à l'idée d'étendre les sanctions au système SWIFT.

L'autre souci de la Maison blanche est d'éviter un choc pétrolier qui affecterait l'économie mondiale et par ricochet celle des Etats-Unis, même si ceux-ci sont autosuffisants grâce au pétrole de schiste.

Les tensions avec l'Arabie saoudite provoquées par la mort du journaliste Jamal Khashoggi pourraient de ce point de vue constituer un frein, le royaume étant à la fois le premier promoteur d'un isolement de Téhéran et le pays devant le plus compenser la baisse des exportations iraniennes.

(Édité par Marc Joanny et Henri-Pierre André)