"L'impression de commenter du Sarkozy": les propos de Darmanin sur la "cuisine communautaire" divisent la macronie

En évoquant sa gêne devant les rayons de supermarchés proposant certaines spécialités culinaires, le ministre de l'Intérieur suscite l'inconfort de nombreux macronistes.

C'était en novembre 2016. Emmanuel Macron était à peine candidat à l'élection présidentielle de l'année suivante. Il répondait à des questions de Mediapart sur l'identité, point de clivage entre lui et l'un de ses potentiels concurrents, le Premier ministre Manuel Valls.

"Si les laïcistes gagnent en mai prochain, je pourrai dire que j'aurai perdu cette bataille. Parce que ce n'est pas la laïcité (...) dont les gens parlent, ce faisant. Ils parlent de leur rapport à l'islam", déclarait le candidat d'En Marche! avec aplomb.

C'est précisément ce rapport, complexe et heurté, entre la France et sa communauté musulmane, qui risque de se trouver à nouveau au cœur du débat public. À mesure que le gouvernement élabore sa riposte après l'assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste, des sujets plus larges viennent s'y greffer. Ce fut le cas mardi soir, lorsque Gérald Darmanin exprimait, durant l'émission Face à BFM, sa gêne vis-à-vis des rayons de "cuisine communautaire" proposés dans les supermarchés.

"Ça m'a toujours choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir qu'il y a un rayon de telle cuisine communautaire. C'est comme ça que ça commence le communautarisme", expliquait le ministre de l'Intérieur.

"J'ai l'impression de commenter du Sarkozy"

Très vite, le propos du ministre de l'Intérieur a suscité la désapprobation de la gauche. Mais pas que. À l'instar des rumeurs de changement de direction à l'Observatoire de la laïcité, le sujet du halal - puisque c'est finalement de cela qu'il s'agit - crispe au sein de La République en marche. "J'ai l'impression de commenter du Sarkozy, quand il parlait de double ration de frites", peste un cadre du mouvement macroniste.

Si le locataire de l'hôtel Beauvau a pris soin de préciser sur le plateau de Face à BFM qu'il ne s'agissait que de son opinion, que "le ministre de l'Intérieur ne fait pas la loi, ce sont les parlementaires qui la font", ça n'est pas la première fois que les propos de Gérald Darmanin agacent une partie de la majorité.

"Il faut stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société", lançait Gérald Darmanin en juillet auprès du Figaro

À l'époque, plusieurs députés - et quelques ministres - s'étaient désolidarisés de ces propos. Trop droitiers, trop outranciers, trop connotés, jugeait-on.

"On a du mal à débattre sereinement"

Dans le cas de la "cuisine communautaire" dans les hypermarchés, la temporalité pose un souci supplémentaire. "On part d'un attentat terroriste, de la réponse à y apporter, on passe à l'islam radical, puis on en vient au communautarisme et à la laïcité. Ce sont des sujets connexes, mais dont la résolution n'est pas la même", s'agace un membre du bureau exécutif de LaREM.

En l'espace de quelques jours, en effet, le débat sur le voile a refait irruption. Dans L'Express, François Fillon est sorti de son mutisme habituel pour enjoindre le gouvernement à faire œuvre d'une plus grande fermeté à l'égard des musulmans de France. L'ancien Premier ministre appelle notamment à ce que le port du foulard islamique soit interdit dans l'espace public (excepté la rue). Une assimilation dure, donc, éloignée du socle idéologique de la macronie, plus libéral.

Avant même le discours du président de la République sur le séparatisme, le 2 octobre aux Mureaux, Roland Lescure nous faisait part de ses inquiétudes. "On est un pays fort et fier, mais qui a du mal à débattre sereinement", constatait fin septembre le député des Français établis en Amérique du Nord.

"Au Québec, on peut beaucoup plus facilement voir la femme derrière le voile. Comment fait-on pour réunir la France? Soit vous cachez ces femmes voilées, soit vous surveillez le lien avec le religieux. On a un risque réel, c'est que les musulmans ne se sentent plus chez eux dans ce pays", affirmait-t-il auprès de BFMTV.com.

Réponse "trop radicale"?

Un autre cadre du mouvement, interrogé ce mercredi, abonde: "Ce qui est problématique dans la déclaration de Darmanin, c'est qu'on touche à la vie quotidienne de millions de musulmans. Ce n'est pas très fin de sa part. Si notre réponse devient trop radicale, d'abord on ne pourra pas l'appliquer, et en plus on va stigmatiser plein de gens."

Interrogé sur BFMTV, le président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, a largement pris ses distances avec l'ancien sarkozyste. Les rayons de "cuisine communautaire", ça ne le "choque pas". "Quand je fais mes courses, je vais au rayon 'produits bretons', parce que je suis breton. Et je vais vers les produits du terroir", a expliqué l'occupant du Perchoir.

"Dans ma circonscription à Chateaulin (dans le Finistère, NDLR), il y a une grande entreprise qui exporte 500.000 tonnes de poulets par an vers l'Arabie saoudite et c'est du poulet halal. Alors je constate que quand ça permet à des filières entières de vivre, à des entreprises de prospérer, eh bien on considère qu'on s'adapte à la demande du marché, donc ce n'est pas un sujet", juge l'ex-socialiste.

"Vierges effarouchées"

D'autres se veulent rassurants. "On va tâcher de clarifier", nous glisse un ministre, d'après qui les remous provoqués au sein de la majorité "ne sont pas bien graves, ce d'autant qu'il a dit que c'était un avis perso".

"Ça ne fait qu'identifier des clivages préexistants, mais sur le reste - le projet de loi en préparation, les dispositions immédiates, etc - tout le monde est aligné", poursuit ce membre du gouvernement.

Il reconnaît toutefois qu'il y a un côté "récidive" chez son collègue de l'Intérieur. Par ailleurs, Gérald Darmanin peut arguer qu'il s'agit d'une position personnelle, il n'en demeure pas moins qu'aux yeux des Français qui l'ont regardé à la télévision, il incarne le gouvernement et donc, indirectement, la majorité.

Pourtant, sur les sujets culturels, deux lignes s'y font face. Les tenants de la ligne laïque ferme l'affichent de plus en plus, qu'il s'agisse d'Aurore Bergé, François Cormier-Bouligeon ou Jean-Baptiste Moreau. "C'est toujours les mêmes pimpins qui jouent les vierges effarouchées", tance Bruno Questel, député LaREM de l'Eure, visant explicitement l'aile gauche de son groupe, désormais incarnée par le mouvement En Commun de Barbara Pompili et Hugues Renson.

Selon cet élu, qui "adhère pleinement" au propos de Gérald Darmanin, "il y a des puissances étrangères qui veulent mettre à mal le modèle occidental à travers la religion musulmane".

"On peut exercer cette religion sans problème, mais dans une République laïque, une et indivisible", ajoute-t-il.

"J'ai été très choqué par l'affaire des foulards de Creil, en 1989. C'est là où démarre la lâcheté des gouvernants. On a sollicité un avis du Conseil d'État pour ne pas avoir à prendre de décision politique. Il ne faut plus qu'on soit dans les faux-semblants", développe Bruno Questel.

En même temps

Ce mercredi au Sénat, le ministre de l'Intérieur a fait jouer le "en même temps" typique du macronisme. Il répondait à une question de Philippe Pemezec, sénateur Les Républicains des Hauts-de-Seine qui l'appelait à mettre en place une "immigration choisie" et à expulser les clandestins.

"D'abord, vous faites un lien (...) qui consiste à dire 'étranger égal islam, islam égal problèmes, problèmes égal terrorisme'. Quand on dit qu'on arrête totalement l'immigration, (...) c'est que vous pensez par nature que tout étranger qui vient sur le sol national pourrait être un problème", lui a sèchement rétorqué Gérald Darmanin.

"Le ton était bien", juge un membre de l'exécutif présent à cette séance. Au sortir du Conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement s'est vu interroger sur la séquence. Selon d'où on se place, elle est soit epsilonesque, soit symbolique d'un clivage majeur, qui n'a pas fini de hanter la classe politique française. Affirmant que le sujet n'avait pas été abordé en Conseil, Gabriel Attal a manié une ironie qui en dit long sur son point de vue personnel à lui:

"Toutes les questions peuvent être posées, mais le jour où la question des rayons de supermarchés sera prioritaire pour le gouvernement, c'est que nous aurons réglé un certain nombre d'autres questions auparavant."

Article original publié sur BFMTV.com

Ce contenu peut également vous intéresser :