LIGNE ROUGE - Les derniers mystères des frères Bogdanoff

Le Covid-19 les a emportés à quelques jours d'intervalle. Jumeaux inséparables jusque dans la mort, Igor et Grichka Bogdanoff fascinaient autant pour leurs théories scientifiques souvent incompréhensibles que pour la spectaculaire transformation de leurs visages au fil des années.

Leurs racines aristocratiques et métissées, leurs querelles avec des chercheurs, leurs ennuis judiciaires: qui étaient vraiment ces jumeaux passés maîtres dans l'art d’entretenir leurs mystères? Ils ont passé leur vie à tenter de percer les mystères de l'univers, mais ils ont parfaitement réussi à garder leurs propres secrets. BFMTV retrace leur folle histoire.

Leur grand-mère, une femme extravagante

Une femme extravagante a eu une influence décisive sur leur vie: leur grand-mère Berta Kolowrat-Krakowská. Mariée à un aristocrate autrichien, elle crée le scandale dans la Vienne des années 1920 en quittant sa époux et ses quatre enfants pour Roland Hayes, un chanteur lyrique noir américain dont elle est tombée amoureuse.

En février 1926, Berta Kolowrat-Krakowská accouche d’une petite fille métisse prénommée Maria, la mère d’Igor et Grichka Bogdanoff. Roland Hayes refuse de renoncer à sa carrière et ne reconnaît pas l’enfant. Berta l’élève seule. "Elle ne peut plus retourner à la cour avec ce qui s'est passé, c'est impossible, c'est une honte telle qu'elle part en France. Elle va arriver dans le Gers, un petit peu par hasard", raconte Maud Guillaumin, autrice de C’était les Bogdanoff (Ed. l’Archipel).

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La comtesse Kolowrat et sa fille s’installent dans un château à Saint-Lary. La bâtisse tombe en ruine. Elle la rénove et recrée une terre slave en plein Gers. "Tous les fermiers du château sont des gens des pays de l'Est: beaucoup de Russes, beaucoup de Tchèques parce que la grand-mère veut avoir quand même cette impression d'être encore dans son environnement", poursuit l'historienne.

Des petits princes

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale arrive un garçon, Youra, qui va devenir le père des jumeaux Bogdanoff. Igor et Grégoire Ostasenko-Bogdanoff, c'est leur nom de baptême, vont construire une légende sur ce père, qu’ils décrivent comme un prince russe. C'est en fait un simple garçon de ferme. Comme leur mère, il est tenu à l’écart de l’éducation des jumeaux. C'est la grand-mère qui s’en charge: elle est persuadée qu'un destin extraordinaire les attend.

"Elle en fait ses petits princes, c'est-à-dire qu'ils vont avoir un précepteur. Ils vont avoir des vêtements taillés sur-mesure. Elle va petit à petit en faire des petits singes savants", explique Maud Guillaumin.

"Ils doivent réciter des poèmes. Ils doivent connaître tous les chiffres derrière la virgule du chiffre Pi. Elle leur apprend que mentir ou en tout cas s'éloigner de la vérité. Qu'importe, l'important, c'est de montrer qu'on est toujours très sûr de soi, qu'on a toujours plein de choses à raconter, qu'on est délicieux en public."

"C'était une femme d'un immense caractère extrêmement idéaliste", complète Véronique Bogdanoff. "J'ai presque envie de dire que l'héritage qu'elle a laissé aux jumeaux, c'est de souhaiter de rêver d'un lendemain meilleur." Pour leur grand-mère, les jumeaux n’ont pas d’avenir dans le Gers: à la fin des années 1960, elle active ses réseaux mondains pour les faire monter à Paris.

Les rois de la science-fiction

Ils vont se faire un nom grâce à une passion transmise par leur grand-mère: la science-fiction. En janvier 1977, la France les découvre dans l’émission de l’animatrice star de l’époque Danielle Gilbert. Ils sont invités pour présenter leur premier livre, Clefs pour la science-fiction. Déjà très à l’aise devant la caméra, ils sont repérés par le jeune animateur Patrice Laffont. Mais ce n’est pas leur discours scientifique qui l'intéresse.

À l'époque, il cherche de nouveaux visages pour son émission Un sur cinq: un programme jeunesse diffusé le mercredi après-midi sur la chaîne Antenne 2. Pendant plus d'un an, Igor et Grichka Bogdanoff acceptent de faire les clowns devant la caméra. Mais les deux frères veulent parler de sciences. Pour y parvenir, ils harcèlent le journaliste le plus influent de la télé française, Yves Mourousi.

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Leur acharnement finit par payer. Ils décrochent une chronique dans le journal du présentateur vedette. Yves Mourousi leur fait rencontrer les patrons de TF1, qui cherche une nouvelle émission pour les jeunes. Cette nouvelle émission, ce sera Temps X, qui débarque le 21 avril 1979. Dans un décor de vaisseau spatial, les deux frères vulgarisent la science avec un flair certain pour présenter les technologies de demain: ici, on parle déjà d’un réseau qui révolutionnerait le monde, Internet.

Les téléspectateurs adhèrent tout de suite. L'aventure va durer huit ans. En juin 1987, TF1, qui vient d'être privatisée, arrête l'émission. Privés de leur rendez-vous hebdomadaire, les Bogdanoff ne sombrent pas pour autant dans l’oubli. Leur extravagance leur permet de rester dans la lumière. Belles voitures, hélicoptère... Les Bogdanoff ont appliqué les conseils de leur grand-mère: voir grand et mener grand train.

Accusations de plagiat

Les deux frères deviennent incontournables dans les chroniques people. Du festival de Cannes aux galas de charité, ils sont de tous les événements mondains. Ils vivent très bien leur célébrité et n'hésitent pas non plus à mettre en scène leur vie privée, toute aussi extravagante.

Ils multiplient aussi les opérations de chirurgie esthétique. Leur transformation s’accélère. Menton, lèvres, pommettes, les visages des jumeaux changent de dimension. Et se distinguent de plus en plus l’un de l’autre. Seule une amie des Bogdanoff a accepté de parler sans détour à BFMTV de leur transformation.

"Pour moi il n'y avait pas de secret, donc, oui, bien sûr, ils étaient un petit peu addict au Botox", confie Sylvie Ortega, une ancienne mannequin habituée des soirées parisiennes avec les jumeaux.

Les frères ont aussi des problèmes d’argent, mais cela les indiffère. Ce qui leur manque, et ce qu’ils vont poursuivre toute leur vie, c’est la reconnaissance des scientifiques. Les jumeaux publient en 1991 un livre écrit avec un célèbre philosophe, Jean Guitton. Grâce à cet ouvrage, ils espèrent renforcer leur crédibilité scientifique et revenir sur les écrans de télévision, quatre ans après la fin de Temps X. Cela fonctionne un temps. Mais une suspicion vient gâcher ce joli succès. Les jumeaux sont accusés d’avoir plagié un autre scientifique.

Les deux auteurs répondent que leur confrère s’est lui-même inspiré de certains de leurs travaux publiés des années plus tôt. Mais un autre impair finit d’écorner leur image. Sur la quatrième de couverture, les deux auteurs se présentent comme "docteur en astrophysique"... Or, il n'en est rien. Déshonorés, les Bogdanoff disparaissent des écrans de télévisions pendant 10 ans.

Âgés désormais de 42 ans, ils sont alors à la recherche d’une université et surtout d’un directeur de thèse qui veuillent bien les accueillir après les polémiques. Les jumeaux voulaient expédier leur thèse en trois mois. Il leur faudra finalement dix ans et plusieurs déconvenues pour enfin accéder à l’ultime épreuve, la soutenance de thèse devant un jury de scientifiques. Les deux passionnés d’astrophysique valident leurs thèses et obtiennent une deuxième victoire: un retour à la télévision.

Déboires avec la communauté scientifique

Mais en coulisses, leurs déboires avec la communauté scientifique ne font que commencer. Plusieurs chercheurs mettent en doute la valeur de leurs travaux. Alain Riazuelo est l’un d’entre eux. Pour lui, les théories avancées par les Bogdanoff sont truffées d’erreurs. En 2003, le CNRS diligente un rapport pour évaluer les thèses des jumeaux. Le verdict des experts est implacable…

Ce rapport reste secret pendant plusieurs années, avant d’être divulgué par Marianne en 2010. Vingt ans après l’affaire du plagiat, la réputation déjà fragilisée des frères vole à nouveau en éclats. Ils veulent laver leur honneur et multiplient les procès. Finalement, c'est la justice qui tranche: le rapport du CNRS était bien légal.

Une autre affaire ternit leur légende. L'affaire Cyrille Pien, du nom d'un riche héritier d’une famille normande qui se rêve producteur et s'associe un temps aux frères. Il leur avance de grandes sommes d'argent. Ces dépenses massives alertent les autorités. En 2018, Cyrille Pien est placé sous tutelle. Ceux qui ont bénéficié de sa générosité sont mis en examen pour "escroquerie sur personne vulnérable". Cyrille Pien se jette du haut de la falaise d’Etretat en août 2018. Le procès s'est ouvert le 20 janvier dernier, une semaine après l'enterrement des Bodganoff.

Les dernières semaines

Deux mois auparavant, les frères enregistrent leur ultime interview dans les studios de Radio France. Ce qu'ils ignorent, c'est que Grichka est déjà porteur du Covid. Ni lui ni son frère ne sont vaccinés.

"Ils étaient comme ça tous les deux. Ils n'aimaient pas les médicaments. Ils prenaient des plantes des vitamines", raconte Amélie de Bourbon-Parme, ex-épouse d'Igor Bogdanoff. "Pour moi, c'était une cause perdue, je n'avais même pas essayé de le convaincre", ajoute Julie Jardon, la dernière compagne du vulgarisateur. "Je pense qu'il se sentait un peu invincible."

Le lendemain de l'interview, Grichka se réveille souffrant. Il décide de se faire tester. Il est positif. Igor ressent les premiers symptômes quelques jours plus tard. Leur état s'aggrave rapidement. Le 15 décembre, Grichka est admis à l’hôpital Européen Georges Pompidou et placé sous assistance respiratoire. Puis c'est au tour d'Igor. Jusqu'au bout, les jumeaux ont été en contact, raconte leur agent Damien Nougarede:

"(Igor) s'intéressait à son taux d'oxygène, mais encore plus à celui de son frère. Cette relation nous dépasse. Elle a été présente jusqu'au bout. Ils étaient à 2-3 chambres d'écart."

"Ils se téléphonaient toute la journée pour savoir quel était le taux de saturation, pour savoir s'ils avaient mangé", poursuit-il. "Il s’intéressait plus à son frère qu’à son propre état."

Mais le virus gagne du terrain. Le 26 décembre, il emporte Grichka. Son frère n’en saura rien, il a été transféré en service réanimation. Les proches se relaient jour et nuit à son chevet. Parmi eux leur sœur cadette.

"Je me souviens juste qu'on s'est accroché à la vie d'Igor. On a surtout espéré profondément qu'Igor revienne à lui", confie Véronique.

Mais Igor ne se réveillera plus. Six jours après son frère jumeau, il succombe à son tour de la maladie. "Ce n'est pas étonnant qu'ils soient partis ensemble", conclut Damien Nougarede. "Ce n'est pas étonnant, parce qu'ils étaient indissociables. Ils étaient infiniment jumeaux. Jusqu'au bout, ils ont été des jumeaux."

Article original publié sur BFMTV.com