L'essence du paradis

Malgré la chaleur suffocante qui règne à l’extérieur, Manuel da Costa Lavres porte costume et cravate. L’instant est “solennel”, explique-t-il : voilà trente-deux ans qu’il n’a pas posé le pied sur ce petit morceau de terre perdu dans l’Atlantique. Son avion vient de se poser, à 23 h 35, en ce lundi, sur l’aéroport de São Tomé. Déjà six heures qu’il a quitté Lisbonne. La ceinture encore bouclée, son sourire nerveux s’élargissait chaque seconde. Ensuite, il fallait le voir, sur la passerelle, écarquillant les yeux et regardant de tous côtés, emplissant sa poitrine de cet air chaud et lourd d’humidité. Manuel est né en 1956 dans l’archipel de São Tomé et Príncipe. Il l’a quitté à l’âge de 16 ans et n’a jamais pu y revenir depuis. Un de ses douze frères ainsi qu’un ami d’enfance sont venus l’attendre à l’aéroport. A peine était-il tombé dans leurs bras que j’ai perdu sa trace ; je ne l’ai retrouvé que le lendemain, sur l’esplanade de l’avenue Residencial, en plein centre de São Tomé. Cette fois-ci, il était vêtu d’une chemise et d’un pantalon blancs et arborait un sourire radieux. “Il y a bien longtemps que je n’avais pas aussi bien dormi”, me confie-t-il. Malgré la fatigue de devoir rattraper trente-deux années en quelques heures, Manuel da Costa Lavres accepte mon défi : comparer le São Tomé d’hier et celui d’aujourd’hui. Premier jugement : “La ville est aussi jolie qu’avant.” Qu’elle soit aussi jolie qu’auparavant, je ne peux en jurer, mais ce dont je suis certain, c’est que personne n’oserait nier que le São Tomé d’aujourd’hui est tout simplement une ville enchanteresse. Pour percevoir l’essence de ce petit pays, le deuxième plus petit pays d’Afrique, devancé seulement par les Seychelles, il faut plonger son nez dans la vie de la capitale avant 8 heures du matin. A cette heure, par une lumière difficile à définir et une chaleur déjà insupportable pour l’Européen moyen, la ville se montre dans toute sa splendeur. Des dizaines d’enfants en uniforme se dirigent vers l’école, leurs livres sous le bras et des sourires indescriptibles sur leurs visages. Toutes les rues, dans leur mouvement, semblent converger vers le Lycée national, un bâtiment de couleur rose donnant sur la mer. Près de l’entrée, des vendeuses de biscuits, de bonbons et de boissons en canette forment un tableau presque idyllique. Faire un tour au marché municipal est un passage obligé, en jetant en chemin un coup d’oeil aux réminiscences de la présence portugaise dans l’archipel : l’architecture coloniale des principaux bâtiments est tout à fait frappante. Mais revenons à Manuel da Costa Lavres. “Beaucoup d’années ont passé, mais je me souviens encore de l’odeur de cette ville, elle n’a pas changé, elle est là”, raconte-t-il, baigné de sueur. On ne peut que lui donner raison : le parfum de São Tomé est incomparable. Dans son best-seller Equateur, l’écrivain portugais Miguel Sousa Tavares parle d’une odeur de chlorophylle ; je peux seulement dire que ce parfum est unique et qu’au marché tout proche le mélange d’arômes est envahissant. Les couleurs aussi sont impressionnantes. A côté du vert des énormes fruits de l’arbre à pain, on rencontre le rouge si particulier de la banane dorée, une des sept espèces que la terre de São Tomé offre à ses habitants. Un peu plus loin, on trouve le poisson séché et une immense variété de légumes. Soudain, un taxi, jaune comme tous ceux de la capitale, se met en tête de traverser le marché d’un bout à l’autre, faisant mine de vouloir écraser les marchandises étalées par terre. Mais il semble avoir calculé sa manoeuvre au millimètre : pas un fruit n’est égratigné à son passage. Il est presque 10 heures du matin et la chaleur est de plus en plus suffocante. Ely, une jeune fille de 16 ans, est assise à côté des statues de Pêro Escobar et de João de Santarém, les deux navigateurs qui, en 1470, ont débarqué à Anambo et découvert l’île pour le compte de la couronne portugaise. Ely passe ici tous les matins. On peut la comprendre, la vue sur la baie Ana Chaves est splendide et la brise du bord de mer permet de se rafraîchir un peu. Mais elle préférerait être ailleurs. “Je voudrais être en train d’étudier”, nous raconte-t-elle. Elle a déjà gravi tous les échelons de l’enseignement sur l’île, qui s’arrête en première. Dans un pays où le taux d’analphabétisme est de 30 %, Ely veut voler plus haut. “J’aimerais être avocate, mais c’est difficile”, dit-elle avec un brin de découragement dans la voix. Une fois terminées leurs études secondaires, les élèves de l’île doivent se tourner vers les maigres formations que dispense l’Institut polytechnique, dont aucune ne répond aux attentes d’Ely, ou quitter le pays pour continuer leurs études à l’étranger. “São Tomé est une jolie ville, mais c’est dommage qu’elle soit aussi peu développée”, ajoute Ely, les yeux rivés sur la ligne d’horizon. Le constat est on ne peut plus exact. L’île est belle, aucun doute là-dessus, mais le manque d’infrastructures se sent partout. Le réseau électrique est très fragile, et les coupures d’électricité sont quasi quotidiennes. La plupart des routes n’ont de route que le nom. Et il suffit de s’éloigner de la capitale de deux ou trois kilomètres pour tomber sur des cabanes et des paillotes qui ne mentent pas sur la pauvreté réelle dans laquelle vivent la majorité des habitants de São Tomé. Le quartier de Riboque, où Manuel da Costa Lavres a passé la plus grande partie de son enfance, en est un bon exemple. En voiture, il ne faut que cinq minutes pour s’y rendre depuis la ville de São Tomé. En un clin d’oeil, nous sommes dans un autre monde. Riboque, quartier célèbre pour sa résistance au colonialisme portugais, n’est constitué que d’une rue de maisons de bois aux toits de tôle, le tout baigné d’une forte odeur de poisson grillé. Mais au-delà des premières paillotes, en pénétrant dans l’entrelacs des ruelles, on croise des visages éclairés par de vrais sourires, des sourires comme on en voit peu aujourd’hui. En une seconde, surgis d’on ne sait où, des hommes, des femmes et des enfants entourent l’étrangère que je suis. Une jeune femme à la peau très sombre, avec ses deux enfants accrochés à ses jambes, se présente : “Je m’appelle Madalena, enchantée.” Encore un peu et Maria Zé - elle insiste pour que je l’appelle ainsi, plutôt que Maria José - en vient déjà à nous confesser son désir, depuis l’enfance, de devenir mannequin. Manuel savoure chaque minute qu’il passe à Riboque, ce leve-leve [léger-léger], comme on dit ici, qui signifie que l’on savoure le temps lentement, avec calme. “Cela n’a pas beaucoup changé, en trente-deux ans. J’aimerais voir le quartier mieux arrangé, mais être de retour et sentir la chaleur de ces gens - mes gens -, ça vaut tout l’or du monde”, confie-t-il. Une voix s’élève du milieu de la foule : “Costa Lavres, fils de ta mère, si tu me passes l’expression.” Manuel se retourne et se trouve nez à nez avec Fernando Santiago, un ami qu’il n’a pas vu depuis qu’il a quitté l’île. Il ne réussit pas à contenir ses larmes. “C’est toi le seul qui ait réussi à me faire pleurer”, lance-t-il au milieu d’une accolade qui menace de durer une éternité. Il est déjà plus de 17 h 30 et la nuit commence à tomber sur São Tomé. La chaleur est de celles qui ne donnent pas de répit. Le mieux est de partir en quête d’un endroit pour se détendre. Accepteriez-vous une suggestion ? Allez de ma part sur la terrasse du restaurant Bigodes, sur la baie de Praia Lagarto, à quelques mètres de l’hôtel Marlin Beach. N’oubliez pas de goûter leurs fruits de mer. Pendant que vous mangez, priez tous les saints pour que survienne une panne de courant. L’expérience est inoubliable, vous verrez. J’ai donc laissé Manuel aux bons soins de son ami d’enfance pour me réfugier dans l’extrême sud de São Tomé. C’est incontestable, s’il y a un paradis sur terre, j’en ai découvert les coordonnées. Latitude : pratiquement zéro, le “pratiquement” étant une blague entre initiés ne faisant rire qu’une petite demi-douzaine de personnes ; longitude : 6° E. Concrètement, l’île - ou plutôt l’îlot - des Tourterelles se trouve à quelques encablures au sud de l’île de São Tomé. A première vue, ce bout de terre émergé pourrait ressembler à une station balnéaire où le luxe s’achète à prix d’or, comme on en rencontre un peu partout dans le monde. Et, quand bien même il en serait vraiment ainsi, la visite vaudrait encore le détour. Mais l’île, qui ne mesure guère plus de 250 hectares couverts d’une végétation dense, a bien davantage à offrir. Il y en a qui sont prêts à jurer, pieds joints et main tendue, qu’il s’agit là d’un des plus importants sanctuaires écologiques de la planète. Mais chaque chose en son temps, n’allons pas trop vite. En tout, quelque 300 personnes vivent sur l’île, mais les enfants semblent s’être démultipliés, il y en a dans tous les coins, prompts à montrer tout ce qu’il y a à voir sur cette langue de terre posée sur l’Equateur. C’est main dans la main avec João Manuel Ramos et son cousin Abu, tous les deux âgés de 12 ans, que j’ai mis le pied dans l’autre hémisphère. Il n’était pas encore 7 heures du matin. Pour cela, il faut trouver la statue de Gago Coutinho, le géographe et navigateur portugais qui, entre 1915 et 1918, réussit à prouver que la ligne imaginaire de l’équateur, qui sépare le monde entre hémisphères nord et sud, traverse précisément l’île des Tourterelles. L’île a même porté son nom pendant quelques années. Une fois arrivé en ce point du globe, reste à accomplir le rituel qui figure dans tous les guides : écarter légèrement les jambes et réussir la prouesse d’avoir un pied dans chaque hémisphère. Les eaux situées au large de l’îlot des Tourterelles renferment une faune exceptionnelle. Des sept espèces de tortues marines existantes, cinq recherchent les eaux de ces régions entre août et décembre. Il est par ailleurs fréquent d’apercevoir des baleines et des dauphins. Il est facile également d’observer barracudas, raies, poissons-ballons, poissons-papillons, requins des sables. Non, l’inventaire des merveilles que recèle l’îlot des Tourterelles n’est pas encore complet. Il faut absolument dire un mot de la plage du Café et de la plage de Joana. Deux endroits magnifiques. Paradisiaques, même. Qui met le pied pour la première fois sur ces plages se demande si elles sont bien réelles ou si tout cela fait partie d’un décor de film. Une fois le choc passé, il ne reste plus qu’à se laisser aller à la caresse de cette eau si intensément bleue et à penser qu’il ne doit pas exister beaucoup d’endroits comme celui-ci dans le monde. Quitter ce paradis n’a pas été la décision la plus facile de ce voyage, mais il me restait à parcourir São Tomé et ses plantations. Les temps de la domination portugaise sont déjà loin, mais pénétrer sur l’une des nombreuses plantations éparpillées sur l’île reste un moment de grande émotion. Entrer à Agostinho Neto est une expérience inoubliable. Dans le passé, cette plantation, qui s’appelait alors Rio do Ouro [Rivière d’or], appartenait au comte de Valle Flor et était l’une des plus grosses exploitations de cacao au monde. A l’indépendance, les plantations ont été nationalisées et redistribuées aux ouvriers agricoles. Ce fut la fin de la production à grande échelle. Premier producteur mondial de cacao au début du XXe siècle, São Tomé et Príncipe est aujourd’hui réduit à une modeste production annuelle de 4 500 tonnes. Malgré ce déclin, Agostinho Neto continue d’être une plantation parmi les mieux tenues de l’île. En plus de ses presque 2 000 hectares de cacaoyers, l’ancienne Rio do Ouro pouvait s’enorgueillir d’un des plus beaux jardins botaniques de l’île. Dans les allées du jardin, derrière la maison principale, on trouve un nombre infini de plantes et de fleurs qui donnent à l’endroit un parfum agréable et mystérieux. On rencontre des espèces communes, comme le jasmin, et d’autres beaucoup plus exotiques, comme ce noli-me-tangere, une plante rampante qui se referme au simple passage de la main sur ses feuilles. Les gens de São Tomé affirment que le noli-me-tangere, au-delà de cette particularité de marquer la trace de votre passage, aurait les mêmes vertus analgésiques que les sprays utilisés par les sportifs. Sans oublier les nombreux arbres à pain - rapportés jadis du Timor par le baron Agua Izé -, qui donnent ces fruits que les habitants de São Tomé consomment en abondance, et quantité d’autres arbres fruitiers, papayers, jacquiers… L’architecture de la plantation Agostinho Neto reflète parfaitement l’héritage de l’histoire coloniale portugaise. L’hôpital occupe une place centrale au bout d’une allée plantée d’arbres longeant la sanzala, local où les esclaves étaient entassés pour dormir. L’hôpital de l’ex-Rio do Ouro fut l’un des meilleurs de l’île, mais son délabrement fait à présent peine à voir. L’ambiance est légèrement différente sur la plantation de Monte Café, où vivent encore près de 600 personnes. Située à 756 mètres d’altitude, dans les environs du parc naturel Obo, où subsistent encore des recoins de forêt primaire intacte, la plantation a vécu pendant des années et des années de sa production de café, un café que d’aucuns tiennent pour le meilleur du monde. Mais, comme sur le reste de l’île, la récolte a énormément chuté. Il est cependant encore possible de suivre les différentes opérations du processus de traitement du café jusqu’à la torréfaction, avant d’arriver au meilleur : la dégustation. Américo, le responsable de la production, explique tout en détail, sans se presser et le sourire aux lèvres. A brève échéance, dans le cadre d’un programme soutenu par le ministère de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme, le bâtiment principal d’habitation va être restauré pour permettre un tourisme rural, à l’instar de ce qui se passe déjà dans les plantations Colonia Açoriana, Bombaim, São João, Chamiço et Monte Forte. Dans cette dernière, par exemple, une chambre pour deux personnes avec petit déjeuner coûte 25 euros. Les voyageurs qui n’attachent pas une importance démesurée au fait de disposer d’une salle de bains privée et d’un ventilateur dans la chambre doivent retenir cette possibilité. La vie dans une plantation possède un charme absolument irrésistible, mais, surtout, les paysages des alentours de Monte Forte, où prédomine la savane, sont d’une beauté à couper le souffle. Mais il y a plus encore : Neves, un des principaux villages de l’île, est à deux pas. Il est connu pour ses activités de pêche et son industrie, et pour son merveilleux lagon bleu, un bras de mer fait de bleus et de verts étourdissants. Anambo est situé à peine à quelques kilomètres de Neves. C’est là qu’en 1470 les navigateurs portugais ont débarqué pour la première fois.

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