Les Russes rendent un dernier hommage à Boris Nemtsov

par Alexander Winning et Gabriela Baczynska MOSCOU (Reuters) - Des milliers de Russes ont défilé mardi devant le cercueil de Boris Nemtsov pour rendre un dernier hommage à l'opposant dont l'assassinat vendredi soir à deux pas du Kremlin a indigné les adversaires de Vladimir Poutine. Le président russe a nié toute implication du Kremlin dans ce meurtre, semble-t-il soigneusement préparé, et a dépêché le vice-Premier ministre Arkadi Dvorkovitch, un représentant de l'aile libérale de plus en plus minoritaire au sein du gouvernement, à la cérémonie organisée au Centre des droits de l'homme Andreï-Sakharov. La plupart des personnes qui s'étaient déplacées, beaucoup portant un oeillet rouge, et dont la file d'attente s'est étendue sur un kilomètre environ dans les rues environnantes, étaient cependant des opposants, minoritaires dans le pays, où la popularité de Vladimir Poutine reste élevée. A l'issue de ce dernier hommage, qui a duré quatre heures environ, le corps de l'ancien vice-Premier ministre de Boris Eltsine a été transporté jusqu'au cimetière Troïekourovskoïe, où il a été inhumé dans la journée. Anna Politkovskaïa, une journaliste d'investigation opposée au Kremlin assassinée en 2006, est également enterrée dans ce cimetière de la banlieue de Moscou. "Ces balles ont non seulement visé Nemtsov, mais nous tous, et la démocratie en Russie", a déclaré un autre opposant notoire du Kremlin, Guennadi Goudkov, dans une allocution. "Nous n'avions jamais imaginé que cela puisse arriver, mais c'est arrivé. Repose en paix, mon ami, nous poursuivrons ton travail." "Il (Nemtsov) était notre espoir", a expliqué Tatiana, une retraitée venue se recueillir devant le cercueil, installé au milieu d'une salle aux murs de pierre et dont le couvercle avait été retiré pour montrer le visage du défunt. "C'est comme si Poutine m'avait tuée le jour où il est mort. L'année passée n'a été que souffrance." PAS DE VISA POUR LE PRÉSIDENT DU SÉNAT POLONAIS Des photos de l'opposant, qui était âgé de 55 ans, étaient accrochées aux murs de la salle où avaient pris place Naïna Elstine, veuve de l'ancien président, et l'ex-Premier ministre britannique John Major. Le président du Sénat polonais Bogdan Borusewicz n'a en revanche pas obtenu de visa, tout comme l'ex-ministre lettone des Affaires étrangères et eurodéputée Sandra Kalniete. Le président du Parlement européen, Martin Schulz, a parlé d'un "affront" en évoquant le cas de Kalniete, qui a dit sur Twitter être interdite de voyage en Russie jusqu'en 2019. Varsovie a déclaré que Bogdan Borusewicz n'avait pas obtenu de visa en représaille à l'interdiction de voyager en Europe imposée par l'UE à Valentina Matvienko, la présidente du Conseil de la fédération, la chambre haute du parlement russe. Parmi les responsables russes présents à la cérémonie d'hommage, plusieurs anciens alliés de Nemtsov sous la présidence Elstine étaient présents: Guerman Gref, le patron de Sberbank, première banque russe par les actifs; Alexeï Koudrine, un ancien ministre des Finances toujours proche du Kremlin; Anatoli Tchoubaïs, directeur d'un groupe public; et Sergueï Kiriyenko, ancien Premier ministre. Une rumeur tenace à Moscou veut que Boris Eltsine, lorsqu'il a quitté ses fonctions en 1999, a fait promettre à son successeur Vladimir Poutine de ne pas toucher à son cercle rapproché. La mort de Nemtsov, qu'Elstine avait un moment songé à nommer comme successeur, pourrait être considérée par les milieux eltsinistes comme une rupture de cette promesse. DES OPPOSANTS QUALIFIÉS DE "TRAÎTRES" L'assassinat de Boris Nemtsov pratiquement sous les fenêtres du Kremlin, dans un des secteurs les plus sécurisés de la capitale russe, a placé Vladimir Poutine dans une situation délicate. Parmi les nombreuses hypothèses lancées par les autorités pour expliquer ce meurtre, certains responsables du gouvernement soupçonnent une "provocation" des opposants de Poutine pour discréditer le chef du Kremlin. D'autres évoquent un crime crapuleux lié à un passé trouble de Nemtsov pendant la période chaotique des années 1990. Lev Ponomariov, un militant des droits de l'homme en vue, a préféré dénoncer mardi la campagne menée par les médias officiels contre les opposants du Kremlin, régulièrement qualifiés de "traîtres". "Si vous écoutez ce que les gens disent de cet assassinat, vous entendrez des versions différentes. Certains accusent Poutine, d'autres pas. Mais tous sont d'accord pour dire que la télévision d'Etat a créé l'atmosphère qui a mené à ce drame", a-t-il déclaré. Les enquêteurs disent étudier les images des caméras de vidéosurveillance et mener des tests balistiques et médicaux pour tenter de remonter jusqu'aux auteurs de l'attaque. Ils ont promis une récompense de trois millions de roubles (environ 43.000 euros) pour toute information utile. La compagne de Boris Nemtsov, le mannequin ukrainien Anna Douritskaïa, qui se trouvait au côté de l'opposant quand celui-ci a été abattu de quatre balles dans le dos, a été autorisée à rentrer en Ukraine, a précisé le Comité d'enquête dans un communiqué. La jeune femme, qui a été interrogée pendant de longues heures, a dit aux enquêteurs n'avoir rien vu. (Tangi Salaün et Jean-Stéphane Brosse pour le service français)