"L'enfer s'est déchaîné" : au large de la Sicile, cette nuit où la mer a englouti le bateau Bayesian et ses passagers

Un voilier de luxe, transportant 22 personnes, a sombré au fond de la mer Méditerranée au large de la Sicile dans la nuit du dimanche 18 au lundi 19 août, frappée par une tempête. Retour sur ce naufrage qui a coûté la vie à sept personnes.

Le Bayesian, un yacht illuminé jusqu'au sommet de son mât en aluminium de 72 mètres, éclaire les eaux au large de Porticello, un petit village de pêcheurs sicilien, ce dimanche 18 août. À son bord, la fête bat son plein. Depuis le bord de mer, on entend la musique qui en provient.

Mike Lynch, un richissime homme d'affaires surnommé le "Bill Gates britannique", célèbre sa relaxe survenue deux mois auparavant dans un procès pour fraude aux États-Unis qui aurait pu lui coûter de longues années de prison.

Pour fêter cet événement, Mike Lynch est entouré. Sont présents sa femme, Angela Bacares officiellement propriétaire du navire, sa fille Hannah de 18 ans, mais également divers collaborateurs et avocats. Dix membres d'équipage se trouvent également sur ce voilier de luxe de 56 mètres de long construit en 2008.

Après un arrêt à Milazzo à l'est de la Sicile le 14 août, selon l'application de suivi des navires Vesselfinder, les croisiéristes ont pour objectif d'atteindre Palerme. Mais au vu des conditions de navigation, ils trouvent préférable de s'arrêter en amont à Porticello, "sans renoncer à une petite fête, un peu de musique, jusqu'à tard", explique Charlotte Golunski, l'une des passagères et associée dans l'une des entreprises de Mike Lynch, au quotidien italien Corriere Della Serra.

Une fois les festivités achevées, les invités et l'équipage rejoignent leur cabine. Loin d'imaginer le drame à venir. Soudain, dans la nuit, une tornade s'abat sur la zone. Un vent violent se lève, des fortes pluies s'abattent sur la côte sicilienne. Des caméras de sécurité d'un établissement balnéaire montrent des tables, des chaises et même un conteneur voler dans les airs.

En mer, une sorte de tornade, appelée une trombe marine se forme. Au lieu de poussière et de débris tourbillonnants, c'est un brouillard d'eau soulevé de la surface qui se crée lorsque se rencontrent une masse d'air froid en altitude et des eaux plus chaudes. Un phénomène qui pourrait devenir plus fréquent et plus intense à cause du réchauffement climatique.

"L'enfer s'est déchaîné, on ne comprenait rien, le vent est arrivé, puis l'eau, c'était certainement une tornade", raconte à l'AFPTV Giovanni Lococco, un pêcheur local.

Quand un autre, Fabio Cefalù, arrive de Porticello vers 3h30 du matin pour "une partie de pêche". "Mais quand on voit les premiers éclairs, on décide d’arrêter. À 3h55, une mini tornade est arrivée", souligne-t-il.

Le Bayesian, ancré à environ 700 mètres de la côte, commence alors à tanguer. Charlotte Golunski, accompagnée de son mari et de sa fille d'un an, est réveillée par "le tonnerre, les éclairs et les vagues qui font danser" le voilier. Comme une impression de "fin du monde".

Sur une vidéo capturée par une caméra de surveillance, on aperçoit le mât éclairé au milieu des torrents de pluie. Alors que la tempête s'intensifie, seul le haut de cet énorme mât en aluminium reste visible. Quelques instants plus tard, plus rien. Signe que l'eau a atteint la zone du générateur ou la salle des machines et que l'électricité ne fonctionne plus. Le yacht se dresse ensuite verticalement, se remplit d'eau et coule. En seulement quelques minutes. Vers 4h10, le Bayesian est englouti par les vagues déchaînées emportant avec lui les 22 personnes à son bord.

"Pendant deux secondes, j'ai perdu ma fille dans la mer, puis je l'ai rapidement serrée dans mes bras au milieu de la fureur des vagues", raconte la mère de 35 ans au média italien La Reppublica.

Elle tente de maintenir son bébé "à flot de toutes ses forces, les bras tendus vers le haut pour l'empêcher de se noyer". "Il faisait noir. Dans l'eau, je ne pouvais pas garder les yeux ouverts. J'ai crié à l'aide, mais tout ce que j'entendais autour de moi, c'étaient les cris des autres", confie-t-elle.

Un canot de sauvetage se gonfle permettant à certains de monter à bord. Une fusée de détresse rouge est lancée vers 4h35 attirant l'attention d'un navire qui a jeté l'ancre non loin du Bayesian. De là, le commandant allemand de ce bateau voisin Karsten Börner, et son "premier officier" "montent sur une chaloupe" pour venir à leurs secours.

"Nous avions prévu de nous rendre au port d'Arenella, à Palerme, mais nous avons été touchés par la tempête. Nous avons tenté de maintenir notre position avec les moteurs allumés puis nous nous sommes rendus compte que le navire à côté du nôtre avait disparu", souligne Karsten Börner évoquant des "vents très forts".

Le pêcheur Fabio Cefalù se précipite lui aussi en mer pour porter secours, en vain. "Nous étions là, mais nous n'avons trouvé personne dans la mer, nous n'avons trouvé que des coussins et les restes du bateau, nous avons immédiatement appelé le port", déclare-t-il à l'AFP.

Les gardes-côtes arrivent ensuite. Ils font état de quinze rescapés, dont six passagers parmi lesquels la femme de Mike Lynch, Angela Bacares ou encore Charlotte Golunski, son enfant d'un an. Le capitaine néo-zélandais du bateau, James Catfield, est lui aussi sain et sauf.

Sept personnes sont portées disparues: l'entrepreneur Mike Lynch et sa fille, Jonathan Bloomer, président du conseil d'administration de Morgan Stanley International - une branche de la banque américaine et de l'assureur Hiscox - ainsi que son épouse Judy. Ou encore Chris Morvillo, un avocat associé du cabinet Clifford Chance qui a défendu Mike Lynch dans son procès aux États-Unis et son épouse Neda.

Huit des 15 personnes secourues sont transportées à l’hôpital. Le bébé d'un an est transféré à l'hôpital pour enfants Di Cristina de Palerme avec sa mère.

Selon le responsable des soins pédiatriques de cet hôpital pour enfants, la trentenaire "pleurait", elle "était très triste" et "n'arrêtait pas de demander des nouvelles de son mari et des autres".

"Elle voulait savoir si tout allait bien et demandait des nouvelles des personnes disparues, car personne ne savait ce qui leur était arrivé", ajoute le Dr Domenico Cipolla.

Si les rescapés, sont psychologiquement affectés, ils souffrent de minces blessures physiques.

Les opérations de sauvetage se mettent quant à elles immédiatement en place. Plongeurs, bateaux à moteur, hélicoptères... D'importants moyens sont mobilisés. Parmi les 27 plongeurs, certains ont participé aux opérations de recherche et de sauvetage du Costa Concordia en 2013.

L'épave est localisée à environ 50 mètres de profondeur. En fin de matinée, le corps sans vie d'un homme est récupéré à l'extérieur du Bayesian. Il s'agirait selon l'autorité portuaire de Palerme interrogé par le média canadien CBC News, du chef cuisinier du voilier Ricardo Thomas, né au Canada, mais citoyen d'Antigua. Six personnes sont désormais portées disparues, quatre Britanniques et deux Américains.

En début de soirée lundi, des plongeurs spéléologiques venus de Rome, Cagliari, Sassari et Naples arrivent sur place. Les recherches sont complexes et les secours n'arrivent pas dans un premier temps à pénétrer à l'intérieur de l'épave "en raison de la présence de mobiliers qui en obstruent l'entrée".

Compte tenu de la profondeur, chaque plongée est de plus limitée à seulement 12 minutes. "Lorsque nous allons sous l'eau, nous avons 3 minutes pour descendre et 8 minutes pour travailler sur l'épave. Ensuite, nous devons commencer la phase de remontée", souligne au Guardian Marco Tilotta, chef des plongeurs des pompiers de Palerme qui dirige les recherches.

Une fois les parties communes du bateau atteintes dans la soirée, plusieurs autres difficultés se dressent sur leur chemin. Le voilier intact, selon les premières observations, repose sur son flanc droit. "Les espaces sont donc très restreints, et si vous rencontrez un obstacle, il est très difficile d'avancer, et de trouver des chemins alternatifs", explique à l'AFP un porte-parole des pompiers, Luca Cari. Les plongeurs risquent de plus de rester coincés à l'intérieur.

"Il y a des choses qui flottent tout autour de vous, comme si vous étiez dans une machine à laver. C'est vraiment dangereux pour le plongeur", affirme le plongeur professionnel Andy Goddard à la BBC.

Les recherches se clôturent alors pour la première journée, avec à ce stade, toujours aucune trace des six disparus.

Mardi matin, vers 8h, les opérations de sauvetage reprennent dans une mer agitée. Le balai d'hélicoptères et de plongeurs se poursuit. Pour s'aider, les équipes utilisent des drones sous-marins téléguidés appelés ROV (pour "véhicule sous-marin téléopéré") qui peuvent rester sous l'eau pendant six à sept heures, et plonger jusqu'à 300 mètres de profondeur.

Les plongeurs parviennent à localiser une brèche dans la coque du voilier et travaillent à ouvrir un passage pour atteindre les cabines.

"Les opérations sont longues et complexes", préviennent les pompiers sur X le mardi vers 20h.

Elles sont interrompues "tard le soir" avant de reprendre "aux premières lueurs" le mercredi. Par une mer calme, les plongeurs rejoignent la zone de recherche à bord de petits canots pneumatiques, se relayant par équipes de deux.

D'heure en heure, les espoirs de retrouver des survivants s'amenuisent. Seule une lueur éclaire ce sombre tableau: l'espoir que des poches d'air se soient formées sous le navire. Soit qu'une certaine quantité d'air emprisonnée sous l'eau laisse une chance de survie.

Des experts ont en effet remarqué que les yachts tels que le Bayesian étaient conçus avec des portes étanches pouvant créer ces fameuses poches d'air.

"Il y a eu des cas de survivants dans ce genre de poches d'air", rappelle Jean-Baptiste Souppez, expert britannique en ingénierie et membre de la Royal Institution of Naval Architects pensant par exemple au cas du marin nigérian Harrison Okene. Il avait été secouru en 2013 après avoir passé près de trois jours piégé dans une poche d'air à la suite du chavirement de son navire dans une mer agitée au large du Nigeria.

Il ajoute toutefois qu'il "est tout simplement impossible de prédire si des poches d'air se sont formées sur le Bayesian".

Mercredi, en début d'après-midi une demi-douzaine de bateaux quittent le port de Porticello, à quelques minutes d'intervalle. Après de nombreuses heures de recherche pour le troisième jour consécutif, quatre corps sont retrouvés dans l'épave du voilier. Sur le port de Porticello, quatre sacs mortuaires sont retirés des bateaux et transportés vers une tente sur le quai ou dans des ambulances. La foule qui s'est agrandie au cours de la journée, regarde en silence, les corps être ramenés à terre. Certains versent des larmes.

En début de soirée, les autorités font état d'un cinquième corps retrouvé. Un corps qui n'est pas tout de suite ramené à la surface. Il faut attendre le jeudi matin et la reprise des opérations pour que les plongeurs remontent le cinquième corps, par la suite identifié comme étant celui du magnat britannique de la tech Mike Lynch. Une personne est encore portée disparue: sa fille de 18 ans Hannah. Mais à ce stade l'espoir de la retrouver vivante est extrêmement mince, voire nulle.

Jeudi soir, les pompiers italiens repartent bredouille. Ils retournent en mer aux petites heures du matin ce vendredi et finissent par retrouver le dernier corps, celui de Hannah, vers 12h mettant fin à quatre jours d'intenses recherches.

La fille de Mike Lynch, 18 ans, féministe convaincue selon ses amis, venait de passer ses examens de fin d'année et avait obtenu une place pour étudier la littérature anglaise à l'université d'Oxford, ont rapporté les médias britanniques.

Les corps sont transférés à la morgue de Palerme, où une autopsie va être effectuée sous la supervision du procureur de la ville de Termini Imerese qui a ouvert une enquête sur l'incident.

Les rescapés sont sortis un à un de l'hôpital et séjournent dans la station balnéaire Domina Zagarella à Santa Flavia, dans la province de Palerme, juste en face de la zone de mer où s'est produit le naufrage. Cet établissement est par ailleurs devenu le quartier général des enquêteurs. Un à un les rescapés et secouristes y sont interrogés afin de reconstituer le drame.

Dans le hall de l'hôtel, deux hôtesses qui étaient à bord du yacht, Leah Randall, 20 ans, née en Afrique du Sud, et Kaja Chichen, 22 ans, Allemande, sont sous le choc. "C'est un miracle que nous soyons en vie", murmurent-elles, la voix brisée par les larmes, selon le journal local Giornale Di Sicilia.

Le commandant du voilier, James Catfield, -dépeint par son frère comme un "marin expérimenté"- s'est quant à lui peu exprimé auprès de la presse sur ce dramatique épisode.

"Nous ne l'avons pas vu venir", a-t-il seulement déclaré à La Repubblica.

La tragédie a en effet été aussi soudaine qu'imprévisible.

De nombreuses heures après les faits, plusieurs théories surviennent sur le déroulé des événements. Outre les conditions météorologiques, l'erreur humaine est avancée. La vitesse à laquelle le yacht a coulé, et le fait que les autres bateaux autour de lui n'aient pas été touchés, suscitent en effet des interrogations.

Certains estiment que le bateau a dû se remplir rapidement d'eau à cause d'écoutilles ou de portes qui avaient été laissées ouvertes. Ou encore que la quille qui sert à assurer la stabilité du navire était relevée, ne permettant ainsi pas de contrebalancer le vent fort pris dans l'immense mât de 72 mètres.

"Tout ce qui s'est passé révèle une longue série d'erreurs", affirme le patron du groupe naval The Italian sea group, propriétaire du chantier naval Perini navi qui a construit le Bayesian, Giovanni Costantino. Au vu des conditions météorologiques annoncées, "les passagers ne devaient pas être dans les cabines, le navire ne devait pas être à l'ancre", ajoute-t-il.

"Je pense qu'il est important de se rappeler que le navire a coulé en quelques minutes, et donc, en pleine nuit, pour l'équipage, pouvoir garder en vie autant de personnes à bord, déployer la fusée de détresse et agir dans le feu de l'action est une tâche difficile", souligne Jean-Baptiste Souppez, membre de la Royal Institution of Naval Architects à la BBC.

Ce à quoi rajoute son collègue, le Dr Paul Stot: "Il est très difficile de dire précisément ce qui s'est passé ici, mais il est peu probable que l’équipage ait pu réagir de quelque façon que ce soit pour sauver le yacht face à un événement météorologique aussi soudain et catastrophique".

Article original publié sur BFMTV.com