L'armée turque abat un avion russe, Poutine dénonce un "crime"

par Tulay Karadeniz et Maria Kiselyova ANKARA/MOSCOU (Reuters) - L'armée de l'air turque a abattu mardi un chasseur-bombardier russe à proximité de la frontière syrienne après lui avoir adressé, affirme Ankara, une série d'avertissements pour violation de l'espace aérien. Moscou conteste cette version et assure que cet incident aura de "graves conséquences". C'est le premier événement de ce type depuis le 30 septembre, date à laquelle l'aviation russe est intervenue en Syrie, où la coalition formée par les Etats-Unis pour combattre les dhihadistes de l'Etat islamique opère depuis l'été 2014. Jamais depuis les années 1950 les forces armées d'un pays de l'Otan, dont la Turquie occupe le flanc sud-est, n'avaient abattu un avion russe ou soviétique. "Nous ne tolérerons jamais des crimes comme celui qui a été commis aujourd'hui", a réagi le président russe Vladimir Poutine. Son homologue turc Tayyip Recep Erdogan, appuyé par ses alliés de l'Otan, a réaffirmé pour sa part "le droit de la Turquie à défendre ses frontières". Cet incident devrait peser sur les initiatives en cours pour tenter d'édifier un front uni face à la menace posée par l'Etat islamique (EI). A Washington, Barack Obama et François Hollande ont mis en garde contre un risque de surenchère. "Toute escalade (...) serait extrêmement dommageable par rapport à la seule cause qui convienne, qui est de lutter contre le terrorisme et contre Daech", a dit le président français, qui se rendra jeudi à Moscou. VERSIONS CONTRADICTOIRES D'après la version d'Ankara, le Soukhoï SU-24 a été détruit en vol par deux chasseurs F-16 de l'armée de l'air turque qui l'avaient sommé de rebrousser chemin. "Bien qu'il ait été averti à dix reprises en cinq minutes parce qu'il se rapprochait de notre frontière, il a poursuivi sa violation. L'avion a été abattu par une intervention de nos F-16", a dit Erdogan dans un discours prononcé à Ankara. Dans une lettre transmise au Conseil de sécurité des Nations unies, les autorités turques précisent que deux avions qui s'approchaient de la frontière ont été mis en demeure de faire demi-tour mais ont pénétré pendant 17 secondes dans l'espace aérien. "Après cette violation, le premier avion a quitté l'espace aérien turc, le deuxième avion a été frappé alors qu'il se trouvait dans l'espace aérien turc", écrit Halit Cevik, ambassadeur de Turquie auprès des Nations unies, dans une lettre adressé aux membres du Conseil. La version d'Ankara est appuyée par ses alliés. Ainsi, à Bruxelles, où le Conseil de l'Atlantique Nord s'est réuni en urgence, le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, a déclaré que les éléments recueillis attestaient que l'avion russe avait bien pénétré dans l'espace aérien turc. "Nous exprimons notre solidarité à la Turquie et soutenons l'intégrité territoriale de notre allié au sein de l'Otan", a-t-il dit. Sur le même mode, Barack Obama a jugé pour sa part que "la Turquie, comme tous les pays, a le droit de défendre son intégrité territoriale et son espace aérien". Pourtant, selon la version russe, le Soukhoï n'a jamais violé l'espace aérien turc. Vladimir Poutine, cité par l'agence de presse RIA, a affirmé que l'avion se trouvait au-dessus de la Syrie, à un kilomètre de la frontière turque, lorsqu'il a été abattu. Toujours selon le président russe, il s'est écrasé à quatre kilomètres à l'intérieur du territoire syrien. INCERTITUDE SUR LE SORT DES PILOTES Les deux pilotes ont réussi à s'éjecter de leur avion, qui volait à 6.000 mètres, selon les premières informations communiquées par le ministère russe de la Défense. La plus grande incertitude règne sur ce qui leur est ensuite arrivé. La chaîne de télévision turque Haberturk TV a montré le Soukhoï en flammes s'écrasant dans une zone boisée du nord-est de la Syrie, en dégageant une colonne de fumée. Sur une vidéo de l'agence de presse turque Anatolie, on peut voir deux pilotes sautant en parachute. L'état-major de l'armée russe a annoncé dans la soirée qu'un des pilotes avait été tué par des tirs au sol après la destruction de l'avion. Un soldat russe participant à une mission de récupération a subi le même sort. Un responsable gouvernemental turc avait pourtant rapporté un peu plus tôt que les deux pilotes étaient considérés comme étant en vie et aux mains de rebelles syriens. Les autorités turques, ajoutait-il, travaillent à leur libération. Mais un autre haut responsable turc a précisé que les informations relatives à leur sort étaient fragiles. "Ce n'est pas un fait, mais une possibilité", a-t-il dit, ajoutant qu'Ankara s'efforçait de "vérifier ces informations et de prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter leur retour". Une brigade de rebelles turkmènes opérant en Syrie a affirmé pour sa part qu'elle les avait tués après qu'ils se soient éjectés. "Nos camarades ont ouvert le feu et les ont abattus en l'air", a déclaré Alpaslan Celik, commandant en second de cette brigade opérant près de la localité frontalière de Yamadi, dans le nord-est syrien. QUELLES CONSÉQUENCES ? Ce grave incident intervient alors que les puissances impliquées dans la recherche d'une solution politique à la crise syrienne s'activent depuis plusieurs semaines, avec la tenue notamment fin octobre et il y a dix jours de deux réunions à Vienne. Dans l'immédiat, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, qui était attendu ce mercredi en Turquie pour discuter précisément du conflit syrien, a décidé d'annuler son déplacement. On ignore en revanche si le déplacement du président Erdogan, qui doit se rendre fin décembre en Russie pour des entretiens avec Vladimir Poutine, sera maintenu. "Nous analyserons naturellement tout ce qui s'est passé et les événements tragiques de la journée auront de graves conséquences pour les relations russo-turques", a averti le président russe, parlant d'un "coup de poignard dans le dos de la Russie". Poutine a aussi évoqué au passage l'attitude de la Turquie face à l'organisation Etat islamique. "Nous avons établi depuis longtemps que d'importantes quantités de pétrole et de produits pétroliers en provenance de territoires capturés par l'Etat islamique arrivent sur le territoire turc", a-t-il dit au sujet d'une des principales sources de financement du "califat" proclamé par Abou Bakr al Baghdadi. L'incident turco-syrien survient aussi alors qu'un enchaînement d'attentats revendiqués par l'EI, contre un avion charter russe le 31 octobre au-dessus du Sinaï puis à Paris et Saint-Denis, le 13 novembre, semblait esquisser une évolution des positions respectives dans la crise. François Hollande, qui se trouvait mardi à Washington pour tenter de mettre sur pied une coalition unique contre l'EI, est attendu jeudi à Moscou dans le cadre de cette initiative. "Tout cela nous montre qu'il y a quand même un problème permanent avec les opérations russes dans la mesure où celles-ci se produisent près des frontières turques et visent l'opposition modérée qui est appuyée par la Turquie et par d'autres pays", a souligné le président américain. (avec Mehmet Emin Caliskan à Yamadi, Syrie, Humeyra Pamuk, Daren Butler, Melih Aslan et Asli Kandemir à Istanbul, Orhan Coskun à Ankara, Vladimir Soldatkin à Moscow, Tom Perry et Sylvia Westall à Beyrouth, John Irish et Phil Stewart à Washington, Elizabeth Pineau et Marine Pennetier à Paris, Michelle Nichols aux Nations unies et Robin Emmott à Bruxelles; Jean-Stéphane Brosse, Eric Faye, Nicolas Delame et Henri-Pierre André pour le service français)