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L'agrégateur, désintégrateur de la banque de détail

par Julien Ponthus

PARIS (Reuters) - Nous sommes en 2020. Jean Dupont, comme de nombreux Français, vient de sauter le pas et utilise un agrégateur de comptes pour gérer l'ensemble de ses finances.

Ces applications mobiles permettent de consolider et de piloter à partir d'une seule plateforme tous ses comptes et produits bancaires, mais aussi son épargne salariale et ses moyens de paiement électronique, comme son compte paypal ou ses bitcoins.

Salaires, impôts, loyer, électricité, gaz, téléphonie: l'ensemble des revenus et des dépenses sont digitalisés, analysés et présentés sur une interface qui permet une optimisation de la gestion du budget familial.

Il évite à Jean Dupont d'être à découvert. Il anticipe les échéances de factures et peut automatiquement transférer de l'argent de son livret A, domicilié dans une caisse d'épargne du Limousin, à son compte courant logé dans une banque en ligne pour éviter les intérêts débiteurs.

Il propose aussi à titre de précaution des options de prêts à la consommation quand son client part en vacances avec peu d'argent sur son compte.

Dès qu'il anticipe un excédent sur le mois, l'agrégateur propose à Jean Dupont différentes solutions pour mettre son argent de côté, notamment via des "robots" proposant une gestion algorithmique de son épargne.

Son agrégateur passe en revue en permanence tous les produits souscrits pour vérifier qu'ils figurent parmi les plus compétitifs du marché.

Jean Dupont s'est rendu compte qu'il pouvait économiser un mois de salaire sur l'année en renégociant l'ensemble de ses assurances, son crédit immobilier sans oublier les tarifs de ses fournisseurs d'énergie et de téléphonie mobile.

L'opération s'est faite en un seul clic de signature électronique. L'agrégateur, qui dispose de l'ensemble de son historique bancaire et de ses archives digitales, comme ses feuilles de salaires ou ses déclarations d'impôts, s'est chargé de tout l'aspect administratif, y compris celui de lui faire changer de banque.

Convaincu par le service, Jean Dupont réfléchit aussi à gérer l'entreprise familiale depuis son agrégateur, qui lui propose des crédits compétitifs via les plateformes de financement participatif et des services de paiement automatisés pour ses salariés et fournisseurs.

Jean Dupont, comme de nombreux Français, ne pense plus jamais mettre les pieds dans une agence bancaire.

Cinq ans plus tard, en 2025, les banques françaises ont totalement perdu la relation avec leurs clients. Les agrégateurs font la loi.

BANQUE FICTION?

"C'est de la banque fiction !", s'amuse en avril 2016 Marie Cheval, PDG de la banque en ligne Boursorama, quand on lui présente ce type de scénario à moyen terme.

"On parle de choses qui n'existent pas", ajoute la banquière, qui rappelle que cette nouvelle génération de services ne pourra pas se développer avant la mise en oeuvre de la nouvelle directive européenne sur les services de paiement (DSP2) en 2017.

D'ici là, les agrégateurs de comptes bancaires déjà disponibles sur le marché continueront à s'apparenter à de simples logiciels de gestion du budget familial car ils ne disposent pas notamment de la capacité critique d'initier les paiements directement à partir du compte du client.

Ce délai de grâce vaut de l'or pour les grandes banques classiques menacées d'"ubérisation".

L'un des piliers du modèle bancaire traditionnel repose en effet sur l'idée de recruter un client grâce à un produit d'appel, comme le crédit immobilier, puis de lui vendre tout au long de sa vie une gamme de services, comme les assurances, fabriqués dans les filiales spécialisées de la banque.

Ce modèle est toujours au coeur des plans stratégiques de grandes banques comme BPCE et Crédit agricole, qui parient sur l'augmentation des ventes croisées entre leurs "usines" à produits financiers et les clients de leurs réseaux d'agences.

Or, avec la montée en puissance des agrégateurs et la perte de la relation directe au client, ce dernier n'est plus "captif" de sa banque et n'a plus aucune raison de continuer à s'y fournir en services. La banque risque de se voir reléguée au simple rôle de tenue de compte bancaire, ce qui constituerait une rupture.

"Le modèle de banque universelle, jusqu'ici prédominant dans de nombreux pays comme la France, est mis sous forte pression par un mouvement de 'verticalisation', qui consiste à faire appel à des fournisseurs service par service", constate Alain Clot, président de l'association France Fintech.

"Celui-ci rend beaucoup plus difficile la gestion d'un système à rentabilisation globale et à produit d'appel", résume l'ancien banquier reconverti dans les nouvelles technologies financières.

Cette tendance, conjuguée à la prochaine entrée en vigueur de la DSP2, pourrait produire de lourds effets.

"La déconnexion potentielle entre le compte bancaire et les services qu'induit la DSP2 peut avoir des conséquences importantes qu'on ne mesure pas encore aujourd'hui", estime Régis Bouyala, auteur de "La révolution FinTech" et consultant.

L'enjeu, représenté par l'émergence des agrégateurs, est de taille pour les banques françaises, qui y font face avec des stratégies différentes, tant leurs intérêts peuvent être divergents.

CHEVAL DE TROIE

"Cela fait déjà plusieurs années que Boursorama a développé une offre" d'agrégateur, rappelle Marie Cheval, dont la banque, détenue par Société générale, a racheté l'agrégateur Fiducéo.

Pour les banques en ligne, l'agrégateur est un cheval de Troie idéal. Il permet de devenir, à partir d'un simple compte secondaire gratuit, l'interlocuteur privilégié de clients domiciliés dans une banque traditionnelle, si l'interface et l'expérience client sont à la hauteur.

Si Boursorama a fait le choix d'acheter et d'intégrer un agrégateur, d'autres challengers sur le marché bancaire comme la banque en ligne Fortuneo, demandent à un prestataire extérieur, comme Linxo, de lui développer une offre d'agrégateur.

Cette fintech a la particularité de proposer aux particuliers un agrégateur indépendant qu'elle développe aussi en "marque blanche" pour les banques qui souhaitent l'intégrer dans leur propre espace client.

"D'ici quelques années, toutes les banques fourniront probablement des services d'agrégations (... ) parce qu'elles ne voudront pas les laisser à des acteurs indépendants comme Linxo, c'est pour cela que nous proposons aussi notre technologie en marque blanche", explique Bruno Van Haetsdaele, l'un des fondateurs de Linxo.

Ce pari ne pose guère de problèmes pour les banques qui travaillent en "architecture ouverte" et offrent le choix à leurs clients de souscrire à des produits financiers qui ne sont pas issus de leurs "usines".

"Je pense que l'on va évoluer vers un modèle 'producteur-distributeur' beaucoup moins intégré où une banque, pour être pertinente, devra distribuer les produits des autres quand elle n'est pas positionnée au mieux pour satisfaire les besoins du client", explique Gregory Guermonprez, directeur France de Fortuneo.

Ce type de discours est plus difficile à tenir pour les réseaux traditionnels, qui ont tout à gagner à préserver le statu quo.

Les grands établissements français ont longtemps tenu un discours critique, voire hostile vis-à-vis des agrégateurs, mettant notamment en garde les consommateurs sur les failles possibles en matière de sécurité.

Friands de banque digitale dans leurs campagnes de communication, les réseaux traditionnels sont longtemps restés sur la défensive, mais ils risquent gros à rester passifs.

UN AGRÉGATEUR SUR LE MODÈLE DE LA CARTE BLEUE?

Pour Thierry Mennesson, responsable du conseil sur le digital pour le cabinet Oliver Wyman, l'émergence de l'agrégateur au centre de la relation client est inéluctable.

"Nous pensons que le système gagnant à moyen terme c'est un agrégateur qui est complètement indépendant", estime le consultant, pour qui beaucoup d'acteurs économiques pourraient rivaliser pour conquérir ce marché.

Plusieurs profils sont possibles: un agrégateur déjà existant, un opérateur télécom, une entreprise d'assurance, une association de consommateur ou encore un géant de l'internet américain comme Google, Apple, Amazon ou encore Facebook.

Ces derniers, dotés d'une marque mondiale et d'une expertise incontestée dans le digital et l'expérience client, auraient l'opportunité de capter une grande partie de la valeur ajoutée du secteur bancaire sans avoir à investir les milliards de capitaux nécessaires pour devenir un établissement de crédit.

L'une des parades stratégiques pour les banques françaises serait, selon le cabinet, de créer elles-mêmes un agrégateur commun, par exemple sur le modèle de la carte bleue, afin de fixer les règles du jeu, avant qu'un acteur extérieur ne le fasse à leur place.

Un peu comme si les grandes chaînes hôtelières internationales avaient réussi à créer un Booking.com en commun avant l'émergence de ce dernier.

"Cette idée ne nous a pas complètement échappé", confie en privé un dirigeant d'une grande banque française.

(Julien Ponthus avec Maya Nikolaeva, édité par Jean-Michel Bélot)